28. (partie 3)

90 9 7
                                    

« Et, puisque tes lentes cadences
Rythment le pouls des soirs d'été,
Fais-nous croire que les cieux dansent
Parce qu'un aveugle a chanté. »

Cantilène pour un joueur de flûte aveugle, Marguerite Yourcenar.


À l'aide de mes yeux doux j'ai réussi à le convaincre de m'emmener de l'autre côté du rivage, à la soirée que le froid de l'hiver n'a pas réussi à atteindre. Les plus téméraires sont en maillots de bains pour leur version du bain de minuit. D'autres se blottissent les uns aux autres au coin d'un feu sauvage.

Hugh reconnaît un couple, un geste de main suffit à le saluer. Une fille, plus jeune que moi, nous propose des verres. Je refuse la bière qu'on me tend, en dehors de mon refus de l'alcool, l'odeur de cette boisson me retourne l'estomac. Hugh en fait de même. C'est un addict. Du moins, c'est ce qu'a déclaré Gerald plus tôt dans la soirée.

Il sort une clope de sa poche. Comme tout à l'heure, je n'accepte pas celle qu'il m'offre. Un jour, je lui expliquerai pourquoi je ne fume pas. Mais je ne suis pas sûre d'avoir envie de le faire. La dernière fois que j'ai dit à un fumeur mon dégoût, il a tout lâché pour devenir l'aspirant clone de Grace DeBardi.

Tout compte fait, je lui dirai de mieux choisir ses moments pour fumer. L'odeur nauséabonde me pousse à me retirer sur la piste de danse déserte. Seuls deux couples ne l'ont pas encore abandonnée, bloqués dans la position ennuyeuse du slow. La musique ne prête pas à sauter partout. Tant mieux, peu de danseurs aiment rendre leurs spectateurs heureux.

Au fond, tout au fond, les danseurs veulent faire ressentir à leur public ce qu'ils ressentent et, quoiqu'on en dise, je ne connais pas un seul danseur qui ne soit pas tourmenté. À part peut-être ces danseurs de zumba qui se donnent un style dans leurs tenues fluorescentes près du corps. Dieu seul sait autant qu'une danseuse en justaucorps que ce n'est pas parce qu'on a l'air nu qu'on n'a pas un bouclier de titane sous la peau.

If I ever fall in love, de Shai, remplace la précédente chanson dans les enceintes. Je me laisse porter. Mes yeux se ferment, j'oublie tout, pour que personne ne me regarde – du moins dans mon esprit. Ni professeur pour corriger mes mouvements. Je me laisse faire des erreurs. Mes muscles se détendent au point maximal, encore un peu et je m'effondre sur le sol. Ni homme à charmer. J'en ai mare de me me tortiller les bras en l'aire contre des hommes qui ne veulent rien dire. La danse ne se résume pas à ça.

La plateforme est vidée de ses fêtards, c'est le moment pour leur apprendre comment on danse. Au début, malgré ma volonté, mes pas sont encore calculés. Dans la recherche d'une perfection pure, je fais bouger mes bras et déplace mes pieds sans les faire danser.

Puis... Les étoiles, les lucioles et tout ce qui a brillé dans la pénombre de la soirée me reviennent. Mes pieds se rapprochent du sol, mon corps se courbe. Le sol et moi nous unissons sans que jamais je ne m'étale contre lui.

À ce moment précis, c'est flagrant à quel point une plaque de béton à plus en commun avec moi que n'importe qui. Elle me repousse quand je la flagelle, m'empêche de m'y enfoncer quand mes pieds ont besoin d'un appui. Comme moi, cette plateforme, ce sol, est le fruit d'une longue fabrication. Aussi complexe que la nature elle même, il a fallu de nombreux acteurs et de nombreux moyens pour que ce sol reste émergée et assez solide pour nous supporter.

Façonnée par la société, pour la société.

Mon corps reprend le pouvoir sur mon esprit, loin des regards curieux et plus proche de mon for intérieur. Je franchis les remparts qui me constitue. J'espère que personne ne me voit. J'espère que tout le monde me regarde.

Because of us ( TERMINÉE )Where stories live. Discover now