11 - MIRABELLE (2/2)

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« Sorcière » cracha l'ombre noire.

Elle se protégea le visage de ses bras.

« Je vous en supplie... » pleurnicha-t-elle d'une voix aigüe. « Je serais sage, je vous le jure ! »

L'ombre se rapprocha pour la surplomber de toute sa hauteur écrasante... Mirabelle se sentait si minuscule, si fragile et impuissante.

« Tu as encore cédé aux artifices du diable ! »

« Non ! Je vous promets que non ! J'ai récité mes psaumes, comme vous l'avez demandé ! »

Elle se recroquevilla encore plus. Le long voile noir masquait les traits de la créature qui se mit à feuler. Seuls deux éclats de folie pure scintillaient comme des étoiles funestes au sein des ténèbres. Une main décharnée empoigna son bras et le tordit douloureusement pour la soulever. Elle glapit comme un lapin pris dans un collet.

« Petite menteuse... Tu sais ce que cela signifie... »

Un sanglot lui secoua la poitrine.

Oh oui, elle savait.

« Pitié, c'est la vérité, je ne voulais pas... Je vous en prie... »

Un claquement sourd la tira en sursaut du cauchemar. Elle se redressa si brusquement que sa tête faillit taper contre le plafond bas de la cabine. Un second choc, plus lourd, acheva de dissiper le brouillard dans lequel elle était empêtrée. Ses paupières papillonnèrent pour ajuster sa vue. La lanterne sur le secrétaire brillait d'un faible éclat. La chandelle à l'intérieur devait être presque entièrement consumée.

Le martèlement sourd provenait de la cale. Avec inquiétude, elle se leva et constata qu'elle ne pouvait pas verrouiller la porte de la cabine. Un frisson lui parcourut l'échine et elle s'avança à pas lent. Elle ne pouvait pas poser l'oreille contre le battant de fer mais elle n'en eut pas besoin. Les sons étaient parfaitement audibles et se rapprochaient. Un grognement étouffé. Un ricanement.

Une peur glacée, plus forte encore que celle de l'eau inonda son ventre. Les marins venaient-ils la chercher pour en finir ? Elle appela à elle le flux de la cabine et plissa le front, armée de toute sa détermination.

Si c'était le cas, elle n'hésiterait pas à défendre chèrement sa peau.

Prudemment, elle ouvrit la porte pour jeter un rapide coup d'œil dans le couloir, les sens tendus comme la corde d'un arc... et se figea.

Antoine se raccrochait tant bien que mal aux marches de l'escalier, un genou à terre. La trappe ouverte éclairait ses cheveux d'un pâle rayon de lune. Des rires gras et lointain résonnaient sur le pont.

Lorsqu'il l'aperçut, paralysée dans l'encadrement de la porte, il posa un doigt sur ses lèvres avec un sourire absent. Son regard brilla d'un éclat vitreux.

— Shhhhhh !

— Mais qu'est-ce que vous faites ? articula Mirabelle d'une voix froide.

Il se rétablit pour tenter d'avancer d'un pas. Le balancement du bateau le précipita à nouveau contre la structure des marches à laquelle il s'accrocha comme un naufragé à sa bouée. Il se mit à glousser.

— Vous êtes ivre ?

Le visage d'Antoine se fendit d'un nouveau sourire et il se redressa brusquement pour faire trois pas, comme pour prouver qu'il en était capable.

— Presque pas ! se justifia-t-il en mimant avec son index et son pouce la quantité de boisson ingérée. Les Anglais... ou les Normands. J'sais plus... fin ça ils savent y faire...

Il tangua à nouveau et Mirabelle se précipita pour le retenir avant qu'il ne s'étale au sol. L'odeur de whisky lui fit froncer les narines.

— Je vous avais interdit de boire.

— Interdire, interdire... vous n'avez qu'ce mot à la bouche vous les...

— Oui nous les magiciens, je connais votre chanson, maugréa-t-elle.

Antoine ricana tout en s'appuyant contre elle. Sous les vapeurs d'alcool, elle sentit à plein nez le parfum de citron qui se dégageait de sa chemise entrouverte. Elle le repoussa doucement.

Cet imbécile allait ruiner leur couverture.

— J'espère que vous n'avez rien dit à ces hommes sur...

Antoine fit un geste approximatif du bras.

— Mais nooooooon... je suis pas bête à ce point...

Il chancela et fit un effort de concentration manifeste pour conserver l'équilibre. Son regard plongea sur elle et il esquissa une moue.

— Ah. Tenez, j'voulais vous dire... à propos de... tout à l'heure...

Il marqua un temps d'arrêt, perplexe, et se gratta la nuque comme s'il avait déjà oublié la suite. Un marin entonna une chanson grivoise sur le pont. Il rougit et se mit à bafouiller:

— Enfin, au sujet des magiciennes qui... Non pas que je pense que vous auriez... c'est juste que...

— Ne restons pas là, coupa Mirabelle avec un coup d'œil inquiet en direction de la trappe ouverte.

— Vous êtes sûre ? hésita Antoine en vacillant, le regard trouble.

Elle attrapa sa manche pour l'empêcher de tomber à la renverse et souffla d'une voix grincheuse :

— Vous êtes sur le point de dire n'importe quoi et tout le monde peut nous entendre.

Elle tâtonnait pour écarter la porte de la cabine quand une vague plus traitresse que les autres secoua la coque. Entraînée par le mouvement, une main toujours agrippée à la chemise d'Antoine, elle se retrouva plaquée contre le chambranle de fer, écrasée par le poids de l'ingénieur. Elle attendit la brûlure du métal qui ne vint pas.

— Oh pardon, bafouilla ce dernier en retirant vivement la main qu'il avait placée juste à temps derrière sa tête

Il baissa les yeux et Mirabelle retint sa respiration, le cœur battant. Paralysée elle avait l'impression que son corps s'était changé en pierre. L'odeur acidulée et fraîche du jeune homme emplissait ses poumons et agissait comme un anesthésiant. Elle leva les yeux et rencontra son regard bleu vibrant. Ils étaient si proches que leurs nez se touchaient presque. Son souffle sur son menton la fit tressaillir. Peut-être que ce fut le parfum d'alcool qui la poussa à réagir à temps.

Elle se dégagea brusquement.

Le jeune homme battit des paupières en même temps que des bras comme s'il s'éveillait d'un rêve pour se retrouver au bord d'un précipice. Il jeta sur la cabine un regard perdu. Mirabelle le poussa vers la couchette d'un geste autoritaire et il s'avança, docile, pour s'y écrouler.

Elle eut à peine le temps de refermer la porte qu'Antoine s'était déjà endormie, une jambe dans le vide. Elle ferma les yeux et inspira profondément pour calmer son trouble avant de s'adosser contre le bureau de bois. Lentement, elle se laissa glisser au sol. Autour d'elle, les rubans de flux tourbillonnaient avec langueur. Elle jeta un coup d'œil à la silhouette endormie.

Il était différent lorsqu'il dormait. Elle avait l'impression de découvrir quelqu'un d'autre, avec un visage moins dur. Elle se redressa pour observer la finesse de l'arête du nez, la douceur de son front, la ligne si bien dessinée de sa mâchoire... Et la ride à peine visible sous la peau à la commissure de ses lèvres qui marquait l'emplacement de cette insupportable fossette lorsqu'il souriait.

Elle se décomposa et secoua la tête. Elle repoussa vivement cette image. Antoine n'était qu'un arrogant, insensible et méprisant comme il l'avait mainte fois prouvé depuis leur première rencontre, se rappela-t-elle avec sévérité. Un ignoble enfant gâté, un...

Elle interrompit le fil de ses récriminations furieuses.

Elle s'était souvent targuée d'un sang-froid à toute épreuve. L'indifférence était sa meilleure arme, et ce depuis toujours. Elle avait appris à laisser glisser sur elle les insultes, les superstitions absurdes et les murmures. Ce n'était pas la première fois. Loin de là.

Pourtant, elle se sentait blessée. Plus qu'elle ne l'avait jamais été auparavant.

Les Accords ÉlectriquesWhere stories live. Discover now