62 - La traversée -1

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Ils avaient marché des heures dans les souterrains, pris un transporteur afin d'atteindre un endroit sauvage éloigné de la cité. Ils apportèrent les provisions qu'ils chargèrent dans la cale de leur petit navire, puis firent leurs adieux aux amis qui les avaient accompagnés. Alagan embrassa chaleureusement Mamily, qui, les larmes aux yeux et la gorge nouée, ne voulait pas le laisser aller. Il se dégagea gentiment de ses bras, l'embrassa une fois encore sur la joue en lui promettant de donner des nouvelles. Aucun signe de Cassiopée, mais vu l'état dans lequel il l'avait trouvée la veille, il ne s'en étonna pas. Cependant, il était contrarié qu'elle ne soit pas venue lui dire au revoir. Peut-être était-ce mieux ainsi... Shahina eut peine à se dégager des bras de son père qui l'étreignait pour la dernière fois avant longtemps. Le visage de Séoras n'avait jamais été aussi tendu. À moins que le Comité des Sciences ne trouve enfin une cure contre la maladie d'Édesse, il serait trop dangereux pour sa fille de quitter l'île.

Alagan monta sur le modeste voilier en bois et manœuvra les agrès. Il hissa la grand-voile blanche sur son espar à l'aide de drisses en chanvre tressé. Shahina le rejoignit, les yeux pleins de larmes. La brise s'était levée et faisait claquer la voile. Le jeune palatin remonta l'ancre et ajusta le cordage pour tendre davantage la voilure. Quelques grincements de bois claquèrent et le bateau s'écarta doucement de la rive. Le bruit de la coque fendant les flots se fit alors entendre et le bateau quitta le port, escorté par un vol de mouettes. On n'en voyait que rarement tant leur espèce avait été décimée, et ils prirent cela pour un bon présage. À la sortie de l'embouchure, alors que Shahina ne pouvait plus distinguer la silhouette de son père et qu'Alagan tentait de mémoriser une dernière fois la ligne de la cité, l'embarcation prit de la vitesse. Le vent favorable enflait la voilure et chantait allégrement tandis que la proue brisait les vagues et soulevait l'écume.

Ils voguèrent ainsi deux jours durant, dans le silence de leurs souvenirs, lorsqu'un vent plus fort se leva. Une vague plus haute que les autres fit tanguer violemment le navire et un bruit sec, mais suspect en provenance de la cale, attira leur attention. Alagan, sur le qui-vive, se déplaça, chancelant, jusqu'à l'ouverture de la trappe. Il l'ouvrit et ses traits se durcirent en reconnaissant les boucles de cuivre les plus rebelles qu'il eût connues.

— Cassiopée, hurla-t-il, qu'est-ce-que tu fais là ?

Tout en se redressant de sa chute, et en tapotant son pantalon blanchi par la farine du sac sur lequel elle s'était affalée, elle répondit :

— Vous aurez besoin de moi là-bas. Je le sais et je le sens, dit-elle avec son plus grand sourire.

Shahina s'était rapprochée pour aider la jeune femme.

— Non, mais je rêve ! s'égosilla-t-il avec colère. Ses yeux lançaient des éclairs.

Elle prit ses deux mains dans les siennes et le supplia.

— S'il te plaît, s'il te plaît, tu ne vas pas me jeter par-dessus bord, quand même ?

La fureur d'Alagan se dispersa à la vue des sillons de farine sur sa joue et sur son front.

— Non, mais je pourrais faire demi-tour, la menaça-t-il en retenant un rictus amusé.

— Et tu perdrais toute ton avance sur l'équipe de Blumen ! se risqua-t-elle.

Elle avait raison, cela lui avait été suffisamment pénible que Kassandra soit partie avant lui. Ce n'était pas pour perdre quatre jours de route supplémentaires.

— Tu es complètement folle. Avais-tu des provisions et de l'eau, au moins ?

Elle partit fièrement chercher son sac et le rassura quant à ses conditions de voyage. Puis, il s'en prit à l'Indienne, faussement surprise.

— Et toi, à quoi ça sert d'être voyante si tu ne vois même pas qu'on a un passager clandestin ?

— Tu es injuste... Je ne décide pas de ce que je vois et je ne vois en général que le danger. Donc, c'est plutôt bon signe que je n'aie rien vu, répliqua la voyante.

Cette dernière adressa un sourire complice à Cassiopée. Elle aimait la joie de vivre de la jeune fille et, contrairement à Alagan, la trouvait plutôt mature pour son âge. 

Dans les jours qui suivirent, elles développèrent leur complicité. L'excentricité de Cassiopée attirait Shahina. Alagan boudait de son côté, soucieux de savoir comment veiller sur elles deux. Les filles s'esclaffaient et plaisantaient tandis qu'Alagan bougonnait, se sentant la cible de leurs remarques. Parfois de violentes migraines l'envoyaient se coucher, mais il avait l'impression qu'avec l'air marin, il allait un peu mieux.

Le navire vogua pendant des jours et des nuits. Au fur et à mesure que le temps passait, Alagan sentait l'excitation le gagner. Quelque part au fond de lui, il avait le sentiment d'aller vers son destin. Il eut une pensée pour son ami Nam qu'il n'avait pas vu depuis longtemps, et son cœur s'emplit de tristesse en se demandant quand ils se retrouveraient.

Le voyage dans l'embarcation fut long. De temps à autre, quelques îles à la végétation, jadis luxuriante, mais qui n'était plus que jaune et éparse, attiraient l'attention.

Cassiopée était joyeuse, et sa bonne humeur se révélait contagieuse. Naviguer aux côtés d'Alagan la comblait de bonheur, et même si elle devait l'aimer en silence, elle était prête à s'en contenter. Shahina et elle s'entendaient à merveille. Se retrouver en comité restreint pendant des jours sur l'océan, cela créait des liens pour la vie.

Cinq semaines passèrent ainsi, lentement, sous un soleil de plomb et une mer d'huile. La traversée se faisait tranquillement sans qu'aucun mammifère ou poisson ne soit aperçu, constat que faisait Shahina lorsqu'il capta ses pensées.

— Pourtant, compléta Alagan a son attention, les deux mers regorgeaient de dauphins et de poissons, au début du siècle.

— Oui, mais la pollution du clan Torseck a eu raison de notre écosystème. Que Moh-Jeovdi ait pitié de nous et nous protège de l'égoïsme des puissants ! pria Shahina.

— Bon, nous ne devrions plus tarder à tomber dans l'E.M.I maintenant, estima Alagan en observant sa boussole, sa carte et son compas.

— Oui. Les cours de navigation dans la matrice nous ont été utiles. Encore quelques heures de patience et nous pourrons fouler le sol d'Édesse, confirma la Presciente. À moins que...

Elle s'interrompit et ferma les paupières, assaillie par une vision violente. Son visage se figea.

— Qu'y a-t-il ? lui demanda Alagan.

Mais l'Indienne fit barrage à sa pensée et alla dans la cabine se reposer. 

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️  #1 Best of the Books  - SF 2019 !Where stories live. Discover now