63 - La Traversée - 2

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Petit à petit, le ciel se couvrit de nuages et l'air s'emplit d'électricité statique. La boussole s'affola. Alagan garda la tête froide ; c'était prévu. Il espérait seulement que Nicodémus serait au rendez-vous pour les guider jusqu'à l'île. Bientôt, le ciel devint si sombre que l'on eût pu penser que le crépuscule était déjà tombé. Cassiopée réalisait que, ce soir, ils n'auraient pas droit à leur magnifique coucher de soleil sur l'océan. Un silence tendu régnait dans l'atmosphère que seule la claque des vagues venait rompre, en cadence. Un flash zébré apparut soudain dans le ciel devenu bien noir. Alagan sentit une pression immense sur les tempes. Quelques secondes plus tard, les craquements de tonnerre se firent entendre. Dix minutes passèrent, et de nouveau, un éclair perça la nuit, suivi d'un grondement sourd. L'orage se rapprochait. De grosses gouttes commencèrent à tomber. Alagan hissa le tourmentin pour faire face au gros temps et remit le navire à la cape. Une nouvelle migraine s'était installée et commença à l'invalider. Il régla la voilure de manière à s'assurer que la proue resterait dans le vent, du moins l'espérait-il, lorsqu'une averse violente éclata. Des trombes d'eau venaient d'inonder le pont lorsqu'un nouvel éclair fendit la voûte. Un grondement sourd, puis un second déchirèrent la nuit. L'embarcation montait et descendait maintenant brusquement sous l'effet de la houle, et les creux atteignaient près de sept mètres. Cassiopée sentit son estomac faire des aller-retour. Elle courut vers la proue et vomit par-dessus bord.

— Cassiopée, va t'abriter à l'intérieur, cria Alagan.

— J'peux pas, j'suis malade ! répondit-elle.

Le bateau se mit à tanguer vigoureusement. Alagan tituba et se raccrocha au cabestan. Shahina restait à l'abri dans la cabine. Soudain, profitant d'une légère accalmie, elle sortit en trombe, brinqueballant d'un bout à l'autre du pont au gré des vagues, puis se précipita sur les bouées de sauvetage et les jeta par-dessus bord.

— Mais, que fais-tu, Shahina ? Tu es complètement folle ! lui cria Alagan.

— Ne me pose pas de questions, Alagan, mais je crois qu'on en aura besoin, lui répondit-elle en hurlant dans la tempête.

— Mais comment veux-tu que l'on s'en serve, maintenant ? On ne les retrouvera jamais ! l'incendia-t-il.

La femme aux cheveux noirs empoigna Cassiopée et l'emmena à l'intérieur de la cabine. Le vent se déchaînait de plus belle. Le tonnerre gronda, craqua, et des cordes d'eau s'abattirent de toute leur puissance sur l'embarcation. Les bourrasques étaient si intenses qu'elles arrachaient tout sur leur passage. Alagan se précipita pour achever de faire tomber la voile, avant qu'elle ne se déchire, mais il n'en eut pas le temps. Des bouts de voilage se balançaient déjà violemment dans tous les sens au gré des rafales tandis qu'une partie des cordages mal attachés giflait le navire dans un fracas assourdissant. L'eau s'infiltrait maintenant dans les planches. Il semble que les cours n'aient pas été suffisants pour affronter une tempête de ce type, déplora Alagan.

L'air glacé déferlait sur son corps frissonnant, et le jeune homme claquait des dents, trempé jusqu'aux os par les vagues qu'ils avaient essuyées. La mer était maintenant complètement déchaînée. Il se sentit rassuré à l'idée que les filles se trouvaient à l'abri dans la cabine. Il se demanda si tout cela faisait partie de la traversée du champ électromagnétique. Personne ne lui en avait dit mot. Si cela n'était pas prévu, les équipes de Nicodémus arriveraient-elles à les retrouver ?

Une mini-tornade apparut alors dans le ciel et aspira la cabine. Shahina et Cassiopée réussirent tant bien que mal à rester à bord. Les éclairs se succédèrent sans interruption. Une vague plus gigantesque que les précédentes se dressa devant eux et gifla violemment le voilier, le faisant dévier de sa route. Le choc fut si intense qu'il déroula la drisse et projeta Shahina dans l'eau glacée. L'embarcation folle partit dans le sens opposé. Puis, le cordage vint frapper Alagan et le déséquilibra, si bien qu'il tomba à son tour par-dessus bord. Cassiopée, terrorisée, se cramponnait à ce qu'il restait du navire et tentait de localiser ses coéquipiers. Elle repéra une tache claire et s'apprêtait à leur lancer une corde quand une nouvelle vague surgie de nulle part s'abattit sur elle et la précipita aussi dans les flots écumants.

Alagan se débattait dans la mer agitée, cherchant Shahina du regard et priant que Cassiopée soit restée à bord. Il crut distinguer un moment une auréole blanche dans la houle, mais dans la nuit, il était impossible d'en être sûr. Alors, il cria :

— Nage, Shahina, nage. Je suis certain d'avoir aperçu le rivage !

Il tendit l'oreille, espérant qu'elle lui répondrait, mais rien. Une forme ronde et nacrée se rapprochait de lui et le froid l'engourdissait de plus en plus. À défaut d'être la robe de Shahina, c'était une des bouées jetées par-dessus bord un peu plus tôt, qui flottait soudain à sa portée. Il s'en saisit, l'agrippa avec la force du désespoir. Le vent se remit à hurler et la violence de la houle le fit lâcher son flotteur. Il but la tasse et coula. Puis il refit surface, mais les lames continuaient de s'abattre sur lui tel un assommoir, charriant avec elles les morceaux de leur épave. Finalement, sa tête heurta un bout de la coque et il s'évanouit.

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️  #1 Best of the Books  - SF 2019 !Where stories live. Discover now