0 - Prologue

642 42 43
                                    



« Par l'union du péché et du sang blanc naîtra

Celui qui par la Voix tous les peuples unira

Dans une paix nouvelle, empreinte de sagesse

L'Élu de Moh-Jeovdi, l'enfant dual d'Édesse »


Livre de la Grande Poétesse, L'Annonciation-Verset 1



Rien. Rien ne s'était déroulé comme prévu. Quelques mois auparavant, sa vie entière avait été bouleversée. Toutes ses certitudes pourtant si bien ancrées, s'étaient envolées, mais une chose était sûre, elle l'avait aimé. Et elle était morte, du moins quelques instants, instants durant lesquels elle avait vu son existence défiler devant elle. Oubliée la peur de son père, enterrés les actes du passé, seuls le souvenir de son amant, ses baisers ardents et la chaleur de ses mains avaient hanté ses jours depuis.

Elle avait grandi dans le C5 — les Cinq Continents — au milieu des gratte-ciel et de la technologie, un monde connecté à outrance où le gouvernement oligarchique de la chambre des Quinze assurait le développement contrôlé de ses citoyens et les protégeait de l'Organisation Terroriste Radicale, l'O.T.R. Un seul devoir : la performance, en fonction de laquelle le C5 distribuait logis, solde et médicaments à ses ressortissants. Pour cette civilisation polluée sans moyen biologique d'alimentation, le système fonctionnait.

Certes, point ne fallait trop sortir étant donnés la criminalité et les risques d'enlèvements. En contrepartie, on pouvait se projeter en réalité virtuelle dans la matrice et s'inventer à loisir, activités et voyages. Tout cela lui semblait si loin maintenant. Si artificiel.

Sur l'île sauvage d'Édesse, hors de la juridiction des Quinze, la nature avait conservé ses droits. Et sous ce ciel azur qu'elle n'avait vu qu'en image, la jeune femme réapprenait à vivre au milieu d'une faune et d'une flore qu'on lui avait dit disparues, seule face à sa conscience et à son ventre rond. Pas de Réseau sur Édesse, encore moins de matrice, pas de technologie, juste le chant des oiseaux, le murmure du vent et des forêts de feuillus.

Le moment était venu. La femme prit une couverture en laine qu'elle avait confectionnée, un seau d'eau, un couteau et une peau de mouton. Elle s'en alla en clopinant, le ventre en avant. Un élancement aigu dans le bas de l'abdomen lui coupa la respiration et la força à s'arrêter pour récupérer son souffle. Elle avait choisi l'emplacement avec soin. Abritée dans une caverne, elle avait allumé des flambeaux dans la matinée. Une autre contraction violente lui arracha un hurlement. La douleur s'était prolongée. Elle continua la route et dut ralentir à maintes reprises au gré des spasmes qui se rapprochaient. Parvenue à l'intérieur de la grotte, elle s'installa dos au rocher pour attendre la prochaine secousse qui allait bouleverser son être, puis  elle déboutonna sa robe.

Sur son ventre déformé, ses veines apparentes étaient aussi blanches que la sève qui suinte du sol d'Édesse. La contraction arriva, plus violente, plus longue. Elle cria, suffoqua, et enfin respira. Profitant d'un instant de répit, elle s'essuya le front ; elle était en nage. Le souffle court, elle se redressa, agença à terre la peau de mouton et plaça le couteau dans sa bouche avant que de nouvelles crampes, plus fortes que les précédentes, ne s'emparent de son corps.

Son hurlement rebondit sur les parois de la caverne. « Respire. Tu portes en toi le fruit de ta rédemption ». Une masse liquide lui mouilla les pieds. Les muscles crispés, la mâchoire contractée, son être souffrait du mal que son cœur libérait. La convulsion suivante lui arracha un cri rauque et lui fit perdre pied avec la réalité. Prise d'une irrésistible envie de présenter au monde son bébé, elle se mit à compter. Accroupie, le dos toujours plaqué au rocher, elle visualisait l'enfant et revoyait l'image de son amant. Dans cet état altéré, elle se vit avec eux sur le trône d'Édesse. En un éclair, elle envisagea son futur. Son don de prescience était réapparu.

Elle poussa aussi fort qu'elle put, jusqu'à sentir la tête de son fils descendre dans ses entrailles. « Personne ne s'opposera plus à mon amour », hurla-t-elle dans l'épreuve. Ses dents crissaient sur le manche du couteau, ciselant davantage le bois. Elle expirait par à-coups, visualisant le petit corps qu'elle aimait déjà, se frayer un chemin. Les joues en feux, des larmes au coin des yeux, à ce moment rien d'autre qu'un sentiment d'amour et de plénitude n'envahit son être, la rendant insensible à la douleur physique. Un dernier cri arraché dans la rage et l'impatience d'en finir expulsa l'épaule gauche de son bébé.

Alors une main sous sa tête chaude et l'autre sous son aisselle, elle le tira délicatement vers l'extérieur. La seconde épaule passa sans qu'aucune souffrance ne puisse plus l'atteindre, et bientôt le corps entier du nouveau petit homme fut complètement dégagé. Elle le prit dans ses bras et se laissa tomber sur la douillette en laine, le dévisagea, l'embrassa, tandis qu'il criait à pleins poumons. Son fils était né. Et avec lui la promesse d'une vie meilleure que l'ancienne. Elle soupira de bonheur, posa sa joue contre sa peau chaude puis trancha net le cordon qui les reliait encore ensemble. Avec l'eau de son outre, elle lui nettoya le visage et les cheveux pour remarquer, sous la masse brune rougie par le sang, une mèche blanche.

Elle fixa ensuite son regard vers la couverture. L'étoffe de laine se souleva et  vint envelopper l'enfant. « Bonjour toi », murmura-t-elle d'une voix exténuée en contemplant sa progéniture. Le bébé cligna des paupières et chercha son sein du bout des lèvres. À cet instant, elle sut que rien ne pourrait jamais la séparer de son fils. Toute sa vie précédente défila devant elle. Remords et regrets hanteraient son futur. Mais les erreurs du passé façonneraient la hargne avec laquelle elle s'apprêtait à défendre l'avenir d'Édesse, pour peu que personne ne se dresse entre elle et son fils, car, pour elle, il ne faisait aucun doute qu'elle venait de mettre au monde l'Élu.


Oops! This image does not follow our content guidelines. To continue publishing, please remove it or upload a different image.


credit photo : Diana Rowland

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️  #1 Best of the Books  - SF 2019 !Where stories live. Discover now