12 - Des voix dans la ville (Alagan)

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Sur le palier, il contempla avec dégoût l'urbanisme excessif qui l'entourait. Baiyin, ses tours infinies, son ciel gris, ses arbres calcinés. Une mégalopole aseptisée, sillonnée de patrouilles en quête de hors-la-loi. Une cité propre, où les émotions, signatures indéniables d'âmes en détresse, erraient dans les vestiges d'un passé lointain. Une ville menaçante, silencieuse et glaçante, grillagée de limites à ne pas dépasser.

Une vague de tristesse l'envahit lorsqu'il marcha devant la porte de droite. Son autre voisine, Madame de Fonsegrives, une amie de Mamily, avait disparu deux semaines auparavant. Il se demandait d'ailleurs si ce n'était pas depuis cet événement, que Mamily était tombée malade. Les enlèvements étaient courants. Selon le canal officiel, l'Organisation Terroriste Radicale kidnappait d'innocentes victimes dans le seul but d'accabler l'État. C'était arrivé juste à côté de sa porte et il n'avait rien vu.

Pendant quelques instants, un profond sentiment de colère mêlé d'injustice et d'impuissance l'envahit. S'il n'y avait pas eu Mamily, Nam et Cassiopée, son existence lui aurait paru futile. S'il ne pouvait devenir limier, qu'allait-il donc faire ? Fonctionnaire en charge du calcul des allocations ?

Il soupira longuement, se reprit, puis avança sur son quai brumeux où l'attendait l'aérosceur. La mini-navette le déposa en bas des cent vingt étages qu'il venait de descendre à la vitesse d'un bolide.

Partout des édifices immenses assombrissaient les rues pour former un ensemble morne et austère. Curieusement pourtant, dans cette ville hideuse, subsistaient quelques arbres, au tronc et aux feuilles noircies, comme s'ils avaient été calcinés. Des transporteurs passaient dans les artères, silencieuses et rapides pour déposer, dans un océan de têtes, un homme d'affaires pressé à son rendez-vous. Seul le son dégagé par les pieds de la foule se faisait entendre — à peine plus bruyant qu'une armée de fourmis retournant à son nid. C'est dans cette succession de visages tendus tels des croque-morts dans un cortège funèbre qu'Alagan se mit à courir à petites foulées.

Au fur et à mesure qu'il allongea le pas, les battements de son cœur s'accélérèrent. Il se concentra sur sa respiration — inspirer — expirer — inspirer — expirer, lentement, tout le souffle des poumons. Le rythme de son cœur ralentit et il trouva sa vitesse de croisière.

Il emprunta une ruelle sur la droite, peu fréquentée à ce moment de la journée. Ses yeux balayèrent tour à tour les entrées des immeubles et les vitrines de commerces dans le clapotis discret de quelques gouttes de pluie. Parfois une ombre furtive derrière une vitre embuée laissait deviner son occupant dissimulé, à l'abri des regards.

Son attention fut ensuite attirée par une affiche publicitaire en devanture d'une pharmacie. Le corps parfait d'un top model dénudé aux iris gris hypnotiques capturait le regard de chaque piéton, homme ou femme, en quête de séduction. « Coléade, pour un corps sublime et une tête performante » pouvait-on lire en haut de la pancarte. Il poursuivit sa course, rêveur.

L'image de Kassandra lui revint à l'esprit. Troublé, il en oublia d'expirer. Il se ressaisit, chassant l'étudiante de ses pensées et continua son jogging. Il traversa un carrefour, puis s'enfila dans l'embranchement de gauche. La rue, très courte, débouchait dans une grande avenue peuplée. Sa respiration s'accélérait, son pas également, au fur et à mesure qu'il dépassait des silhouettes en costume sombre dans un silence macabre. Les individus sinistres marchaient à vive allure et s'agitaient tels des électrons libres au sein d'un corps moléculaire.

Le teint blême, le pas vif, chaque passant pressé qu'il croisait avait assurément un objectif urgent à remplir. Il frôla l'un d'entre eux par mégarde, et se confondit en excuses, sous le regard assassin de sa victime qui, soudain transformée en bourreau , ne décocha pas un mot. « Non, mais quel abruti ? Reste chez toi si tu ne sais pas courir ! » Il se retourna, mais l'homme avait déjà passé son chemin. Alagan reprit sa course en se massant les tempes pour chasser le son du tam-tam qui lui martelait le crâne. Migraine.


Une voix masculine résonna : « Il faut prévoir l'enlèvement de Monsieur Irwick, il commence à montrer des signes de défaillance ». Il stoppa net et se tourna la tête pour identifier qui avait parlé. Il dévisagea la foule, scruta d'un air suspicieux, la dernière personne qu'il venait de croiser. Impossible de savoir. « Prévoir l'enlèvement ! » répéta-t-il intérieurement. « Tous ces enlèvements... » Pensa-t-il ? « Et Mamily, malade et inquiète... » En y réfléchissant, oui, cela se tenait. Elle craignait d'être enlevée.

Il reprit son jogging, troublé et entendit à nouveau parler. Cette fois il s'agissait d'une voix de femme : « Je suis enceinte, mais que faire ? Jamais le C5 ne m'autorisera à le garder ».Il s'arrêta derechef, inspecta chacun des visages féminins qu'il avait croisés.Le gouvernement des Cinq Continents ? Étaient-ce vraiment eux les responsables de ces enlèvements ou les terroristes de l'O.T.R. ? Les voix dans sa tête formèrent soudain un brouhaha si dense que sa migraine s'intensifia. La lumière du jour, pourtant largement voilée, lui devint insupportable.


 Il ferma les paupières pour chasser la douleur et resta ainsi pendant quelques instants,n'entendant plus que des battements. Il reprit lentement sa course, inspira profondément pour se calmer. Le son s'étouffa. Lorsqu'il rouvrit grand les yeux, ilse trouvait dans une aire de stationnement déserte. Aucune âme qui vive aux alentours. L'esprit confus, paranoïaque, il décida d'emprunter les souterrains pour le retour, là où la luminosité serait moindre.

Son init le piqua. Sans doute à cause de la transpiration, pensa-t-il.

[...]

[Ambiance sonore : Bourne Supremacy - Nach Deutschland]

[Ambiance sonore : Bourne Supremacy - Nach Deutschland]

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(credit photo Emily Libeber ? )

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️  #1 Best of the Books  - SF 2019 !Where stories live. Discover now