83 - Le bâton blanc

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« Boum, Boum ». Long silence. « Boum, Boum ». Les battements de son cœur ralentirent au point qu'il ne les entendit plus. Était-il mort ? Il s'imaginait revenir dans la chapelle de la forteresse, mais ce sont les séquoias de la forêt émeraude qui l'accueillirent. Il prit pleine conscience de la matrice. Il avait dépassé son quota virtuel. Son corps ne devait plus être en vie. Telle était la règle. Cela signifiait-il que son esprit et son image erreraient dans le cyberespace à tout jamais sans espoir de retour dans le monde réel ? Sa voix se risqua timidement à interpeller Shella. Si seulement il pouvait entendre le timbre monocorde de son interpréteur, mais... rien. Il était seul, prisonnier du monde virtuel. Une sensation de flottement l'envahit comme s'il était en apesanteur et une douce chaleur se répandit dans tout son être. Comment lui était-il possible de ressentir encore cette sensation de chaud ? Une lumière intense le força à fermer les paupières. Lorsqu'il les rouvrit, il fut accueilli par le sourire sincère de la Grande Poétesse. Que la mort au bout du compte lui semblait douce. Errer en compagnie de la Dame offrait une alternative intéressante. Elle s'approcha de lui et lui prit les mains tandis que la coléine affluait dans ses veines. La Dame Amarante s'approcha et lui susurra une litanie au creux de l'oreille :

Fais retentir le son du bâton blanc d'Édesse

Pour que nos villageois auprès de toi s'empressent

Par le pouvoir du sang, par le pouvoir du rang

Lève notre grande armée pour sauver nos enfants


Il s'agenouilla devant elle et, instinctivement, s'entendit lui répondre :

— Ma Dame, votre serviteur à jamais je serai,

Par le fluide de vie, je renais !

Il s'imprégna de son sourire et reprit conscience de son corps. « Boum Boum ». Silence. « Boum Boum ». Il lui sembla que son cœur repartait. Il rassembla ses forces et se concentra sur la substance blanche qui coulait dans ses veines. Il ferma les yeux et commanda son retour. Dans son sang, la coléine semblait avoir des vertus insoupçonnées.

Il soupira de soulagement en se sentant réintégrer son corps. Il rouvrit les yeux, sur les vitraux de la chapelle. « Tadi Tadam ». « Tadi Tadam ». Les battements reprirent du rythme. Il observa ses jambes et ses bras immobiles, se demandant s'il pourrait les bouger. Il commanda ses doigts et, doucement, il les vit réagir. Il ordonna alors à ses jambes de le porter et il se releva, sans que sa blessure troublât ses mouvements. Kassandra gisait sur le sol. Du pus sortait de la plaie au point qu'il ne faisait nul doute qu'elle avait été empoisonnée. Il regarda son sang mêlé au sien tandis que sa blessure se refermait doucement comme par magie. Il la prit dans ses bras et pleura en souvenir de leur étreinte passée.

L'eau blanche, qui ne cessait de s'écouler de la gargouille, allait déborder du bassin lorsqu'un ronflement sourd se fit entendre. Le liquide s'évacua soudain, creusant un sillon immense dans le réservoir, et le niveau se mit à baisser. Alagan regarda le bain se vider complètement jusqu'à ce qu'apparaisse en son fond un long bâton blanc et creux. Le bâton blanc d'Édesse. Il s'en saisit alors qu'au même moment, le Cristal de Languedotte chantait dans sa poche, d'un chant semblable à celui d'un souffleur de verre.

Des explosions se firent entendre et des feux jaillirent par-delà la forêt. Des nuées de fumée noire se dégagèrent, contrastant avec l'étrange blanc cassé des nuages. Des bruits de machines retentirent dans un fracas étourdissant. Il courut hors de la chapelle, abandonnant le corps de Kassandra, se précipita dans la cour et rejoignit la terrasse. Le spectacle qu'il vit, dans la vallée le laissa pantois. Un bruit sourd retentit au moment où un gros nuage de gaz écru s'échappait de la cheminée du Grand Majestic. Quelques rochers se détachèrent du pic. Le volcan entrait en éruption active.

Alagan prit le bâton et se mit à en jouer. C'était la première fois, mais, instinctivement, il sut qu'il pourrait le maîtriser. Deux sons simultanés en sortirent et résonnèrent dans la vallée à l'appel de tous les villageois d'Édesse. Le vent s'était levé, fouettant avec rage la cime des arbres. En contrebas de la face ouest de la forteresse, les vagues claquaient, puis se fracassaient contre les rochers et libéraient des torrents d'écume, dont les plus puissants éclats, emportés par la rafale, lui pétillèrent au visage. Le ciel, d'un blanc opaque étrange, s'était assombrit. Soudain, le grondement sourd du tonnerre retentit.

Alagan se mit à parler d'une voix qu'il n'avait jamais eue, une voix diphonique, qui imposait l'obéissance, et il étendit des bras imprécateurs tel un prêcheur :

« De la lignée d'Édesse, ambassadeur je suis

Par le pouvoir du fluide blanc et sacré, je vis

La voix d'Édesse commande à son peuple de bergers

De lever une armée pour la paix retrouver


Par le pouvoir du père,

Par le pouvoir de l'eau,

Que par-delà les mers,

S'arrête le fléau.


Bergers de toutes lignées

Édesse est en danger

Unissons toutes nos âmes

Au service de la Dame. »

Il prit le Cristal de Languedotte et l'emboîta dans le bâton avec la facilité évidente de deux éléments conçus pour ne former qu'un. Puis, il saisit son instrument aux allures de sceptre et frappa un grand coup dans le sol.

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️  #1 Best of the Books  - SF 2019 !Waar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu