Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️ #1 Best of the Books - SF 2019 !

77 - Le feu

Pendant ce temps, Nicodémus, Shahina et Cassiopée redescendaient à vive allure. Les deux premiers s'arrêtèrent, pris d'une violente vision.

— Dans les jours qui viennent, nous allons avoir besoin de toutes les bonnes volontés, dit le gouverneur d'Édesse. Il me faudra vous quitter pour rassembler nos troupes au plus vite.

Shahina ne dit rien. Elle examina rapidement Cassiopée, affaiblie, qui avait sans doute aussi perçu une partie de la scène. La jeune femme rousse avait gardé le silence depuis le début du trajet et n'osait plus affronter le moindre regard. Mais Shahina, qui connaissait bien son amie, savait que cela ne durerait pas. Cassiopée était bien trop animée par les flammes de la vie, pour se laisser abattre. Cette dernière parut déchiffrer ses pensées, car elle releva les yeux vers Shahina dans un demi-sourire entaché par la gravité de celle qui mesure le devoir attaché à un don.

Ils reprirent tous trois leur descente, empreints d'appréhension. Par moment, ils sautaient par-dessus un filet d'eau issu des fontes de glaces. Du haut de leur monture, ils n'avaient guère le temps d'admirer le panorama qui s'offrait à leurs yeux, pourtant le silence inhabituel de la rivière attira l'attention de Nicodémus.

— Par Notre-Dame, le cours de la Sérénité est en train de s'assécher. La Dame protège Édesse en tarissant la source. Si nous ne trouvons pas un moyen d'intervenir rapidement, la Poétesse mourra, et nous tous avec elle.

Son regard se perdit dans les nuages vaporeux qui émergeaient des sommets peu enneigés de la chaîne des Majestés. Le vent sifflait désormais dans les oreilles. Ils accélérèrent leur descente. Soudain, ils sursautèrent en entendant une déflagration, puis une seconde suivie de hurlements. En contrebas, des colonnes de fumée noire s'élevaient d'un des villages.

Cachés dans les fourrés, Shahina, Cassiopée et Nicodémus écartèrent quelques branches pour observer la scène. Mais le spectacle qui s'offrait à eux les consternait. Tout le village de Gwenadec flambait sous leurs yeux.

Des centaines de patrouilleurs casqués en armure grise inspectaient ce qu'il restait des habitations pour interroger les villageois sur la localisation de la source principale. Aux abords du cours d'eau, des robots renifleurs, qui avaient repéré une poche de coléine, commençaient à pomper le sol tels des moustiques aspirant le sang de leurs victimes.

Affairés comme les abeilles à la fabrication du miel, les patrouilleurs escortaient les renifleurs vers les gisements potentiels de coléine. Les renifleurs ressemblaient étrangement à de grandes mantes religieuses métalliques aux yeux exorbités et écartés. Leur tête triangulaire servait de tourelle et disposait d'un axe de rotation sur trois cent soixante degrés. Sur ce triangle métallique, une première antenne permettait de détecter la présence du fameux liquide blanc dans le sol, tandis qu'une seconde sondait la qualité de la coléine. Ensuite, une longue mandibule sortait de la tête, s'allongeait, passait à la verticale et s'ouvrait sur un suceur au moment où deux pattes ravisseuses s'enfonçaient à leur tour dans le sol pour faciliter l'aspiration de la substance. La trompe se baissait et se relevait au rythme du pompage.

Les machines travaillaient sans relâche, remplissant leur pompe du précieux liquide blanc qu'ils stockaient dans leur abdomen. Lorsqu'une poche de coléine achevait de se vider, une explosion sourde se faisait entendre et un nuage de gaz ivoire se dégageait alors, laissant une odeur âcre à proximité. Les renifleurs repartaient ensuite vers les plages où ils déversaient leur contenu dans les énormes barges.

Dans le village de Gwenadec, Kyle luttait entre la vie et la mort. Dans un moment de lucidité, il entendit un grand fracas et eut l'impression de voir voler en éclats les portes des maisons voisines. De la fenêtre, il percevait le crépitement des flammes, ponctué des hurlements de la foule en panique. Des ombres monstrueuses se reflétaient fugacement sur la lueur orangée des murs de sa chambre. Il voulut se lever, mais sombra de nouveau dans l'inconscience.

À l'orée du village, Nicodémus, Shahina, et Cassiopée observaient la scène. Avec un village assiégé, la guerre était déclarée. Combien d'autres encore rôdaient alentour en brûlant tout sur leur passage ?

Une flèche, puis une seconde s'abattirent inutilement sur l'armure d'un patrouilleur, dévoilant le courage et en même temps l'inconscience d'un garçon de douze ans qui leur avait échappé.

Le patrouilleur eut vite fait d'interpeller ses collègues et, en peu de temps, une demi-douzaine d'entre eux se jetèrent sur l'enfant et le neutralisèrent. Nicodémus, Cassiopée et Shahina rejoints par quelques villageois bandèrent leur arc pour tenter de libérer le jeune garçon. Les flèches fusèrent, visèrent le bas du visage, seule partie non protégée par l'armure, et l'une d'elles réussit à blesser le militaire qui tenait l'enfant. Shahina se jeta sur le garçon pour le mettre à l'abri. En la rejoignant, Cassiopée repéra une maison où elle pourrait le cacher le temps d'attendre la fin des combats. Ils s'y réfugièrent tous les trois et restèrent ainsi de longues minutes, dissimulés dans la pénombre pour échapper aux patrouilleurs. De son côté, Nicodémus s'était engouffré dans une rue et partit chercher son armée. Les filles entendirent des gémissements issus de la pièce d'à côté. Shahina abandonna Cassiopée avec le garçon, puis se faufila telle une panthère dans la chambre d'où provenait le geignement. La fenêtre ouverte laissait entrapercevoir les flammes de l'habitation d'en face. À la clarté des murs rougis par le feu, elle fut intriguée par un homme blessé gisant sur le lit. S'approchant en rampant, elle reconnut les traits de Kyle et se jeta à son chevet.

— Kyle, par Moh-Jeovdi, que t'arrive-t-il ?

Kyle était en train de délirer. Son corps entier frissonnait malgré la chaleur des flammes. La sueur dégoulinait sur son front et trempait ses cheveux.

Elle l'embrassa, lui dit combien elle l'aimait, tandis que du sang se mit à couler de son nez.

— La coléine, pensa-t-elle. Il est en overdose !