64 - La terre - 1

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Au petit matin, alors que la lumière croissait lentement, des brumes épaisses se dressaient sur les vagues encore agitées par les fortes rafales du nord. Quelques instants plus tard, alors que le soleil était toujours rosé, le rideau qui voilait l'horizon se dissipa, puis le vent tomba. Comme surgie de nulle part, l'île d'Édesse apparut, enlacée par les bras d'une mer aimante qui protège ses rivages des envahisseurs étrangers. Çà et là, le courant dessinait des arabesques autour des récifs comme un collier de feuilles qui tourbillonnent dans la brise. Une alternance de plages et de corniches escarpées constituait la façade Est de l'île. Sur la côte Ouest, les jeunes pics de la chaîne des Majestés s'étendaient du nord au sud en tombants abrupts qu'aucun aventurier n'eût pu escalader. Au centre, les Terres Blanches séparaient la baie d'Argo de celle du Loth, et formaient ce qui, vu du ciel, ressemblait à deux croissants de lune entrelacés. Le soleil continua à grimper bien haut, délaissant sa robe rose pour une parure d'or et le vent se remit à souffler. Un voile de brume opaque se recomposa, isolant à nouveau le territoire d'Édesse dans l'écrin de ses secrets.

Sur le rivage de la baie du Loth, les rayons du soleil de midi avaient réchauffé Alagan, malgré la large ceinture d'embruns qui cachait l'horizon. La lumière lui brûlait la peau, déjà abîmée par le sel de la mer. Son corps souffrait le martyre de s'être fait chahuter par le ressac et fracasser contre les lattes de l'épave. Son crâne lui faisait horriblement mal. Son front avait saigné et laissé une entaille rougeâtre à la base des cheveux. Il reprenait connaissance quand il sentit une ombre passer sur son visage. De vagues murmures se firent entendre. Il aurait voulu ouvrir les yeux, mais ses paupières restaient inexorablement collées. Il tendit alors l'oreille et le souffle d'une respiration usée lui parvint :

— C'est lui ? interrogea la voix grinçante d'un homme âgé.

Il sentit à cet instant une main aux doigts effilés lui toucher la figure comme pour mieux reconnaître ses traits.

— Oui, répondit la voix féminine. Par Moh-Jeovdi, dans quel état est-il !

Alagan imagina le doux visage slave de Kassandra, puis celui de Mamily. La perspective que ce fût vrai le rassura, et il sombra dans un profond sommeil.

Les grains d'un sable beige et fin s'enlaçaient dans une mer redevenue turquoise. De larges palmiers bordaient l'autre côté du rivage, apportant un peu d'ombre çà et là. Au loin, la montagne aux sommets enneigés imposait ses reliefs.

Quatre individus d'une trentaine d'années, à la peau noire et aux muscles saillants, arrivèrent, munis d'une civière. L'homme le plus âgé s'approcha d'Alagan et humecta ses lèvres avec une sorte de lait qu'il expulsa de sa gourde. Il l'examina, réclama ensuite un peu d'eau à ses hommes, et un jeune, à la peau brunie par le soleil, lui tendit une outre pleine d'eau. Il en tamponna délicatement le visage et à nouveau les lèvres d'Alagan. Il ordonna qu'il fût immédiatement protégé du soleil au moyen de grandes feuilles de palmiers, puis les hommes le portèrent et l'installèrent sur la civière.

— Ne vous inquiétez pas, dit l'homme le plus âgé à l'attention de Shahina. Il devrait s'en sortir, mais nous devons rentrer sans tarder au village pour prendre soin de lui.

— Et Cassiopée ?

— Nos troupes sont en train de la chercher. Je vous tiens au courant dès qu'elles l'auront trouvée.

— Merci, répondit simplement l'Indienne, en prenant appui sur l'épaule d'un des autochtones.

Le groupe porta la civière jusque dans un village ou ils empruntèrent ensuite un chemin de montagne escarpé. Ils atteignirent ainsi une grotte juchée à plus d'une centaine de pieds de hauteur. La cavité principale, encerclée de toutes parts par une vigne vigoureuse, était fleurie de grappes encore vertes. De part et d'autre de la grande entrée, plusieurs orifices de plus petite taille surplombaient le village. C'est à l'intérieur de l'une de ces cavités douillettement aménagées qu'ils déposèrent Alagan sur un vieux lit en châtaignier. Une forte fièvre le faisait divaguer. Dans son délire, Alagan rêva à nouveau de la Dame Amarante.

— Parlez-moi de la terre d'Édesse, demandait-il à la Dame.

La femme lui souriait et lui répondait :

La terre a donné généreusement ses fruits

Qui autrefois la rendait si fertile,

Mais sans soin, sans labeur et envie

La négligence des hommes l'a rendu stérile

Par le pouvoir des uns, l'avidité et l'argent

Contaminée elle fut, torturée dans le sang

De cette féconde terre, aujourd'hui il ne reste

Que le sol d'Édesse et le savoir des gestes

La poétesse apaisait ses craintes et le maintenait dans un état de béatitude aveugle. Il ne se lassait pas de regarder ses yeux clairs enjôleurs et ses cheveux d'un brun chaud lorsqu'elle parlait :

Sauve la source blanche

Qui irrigue nos terres

Qui notre soif étanche

Et exauce nos prières

À cet instant, il lui sembla entendre de très loin son prénom. « Alagan », mais ses paupières étaient tellement lourdes... « Alagan... ». Il ne pouvait les soulever. La Dame reprit la parole :

Il est temps pour toi jeune palatin

De reprendre la suite de ton destin

Retourne dans le monde avec les tiens

Retrouver la source de tous les biens

À ce moment précis, elle disparut. 

Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️  #1 Best of the Books  - SF 2019 !Where stories live. Discover now