27. Une mort prématurée

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Cette nuit-là, Alagan dormit mal. Ses rêves s'entremêlèrent de folles poursuites où les cybercontrôleurs ne lui laissaient aucun répit, auxquels s'ajoutaient des clichés romantiques avec Kassandra. Il se visualisait à ses côtés, dans la forêt émeraude, et redessinait en l'esprit, l'ovale irrégulier de son visage. Il revoyait ses iris clairs ourlés de cils blonds, imaginait ses mains fines et fragiles et ses cheveux paille tournoyer sous une légère brise. Tout doucement, il s'approchait d'elle, plaquait son bras dans son dos. Son cœur se mettait à bondir et il s'apprêtait à savourer le moment où leurs lèvres allaient se rejoindre quand, soudain, la luminosité baissait. Il la sentait réprimer un frisson et les ténèbres se levaient. Des ombres fondaient alors sur eux. Tétanisé d'effroi, Alagan observait Kassandra hurler de terreur d'un cri des plus stridents. Puis, la vision changeait. 

Les ombres se muaient en cybercontrôleurs, casques rouges aux têtes et armures noires jusqu'aux pieds. Le jeune homme reprenait maîtrise de lui-même, empoignait fermement Kassandra et ils fuyaient tous deux, de monde virtuel en monde virtuel. Après quelques instants d'une folle poursuite où ils ne parvenaient pas à semer les gardes, sa compagne s'arrêtait soudain. Résignée, elle se rendait aux cybercontrôleurs dans l'espoir d'épargner Alagan. Le jeune homme, spectateur, contemplait la scène, interloqué par son sacrifice. Tandis que des pensées confuses et contradictoires s'entrechoquaient dans sa tête et l'empêchaient d'agir, la lance d'un garde le transperçait. Un goût amer lui montait à la bouche tandis qu'une énorme flaque de sang s'étendait à ses pieds. D'un sourire forcé, il tentait de rassurer Kassandra et se préparait à ressentir la souffrance physique de sa chair meurtrie. Il baissait ensuite le regard sur le blanc immaculé de sa chemise mao et réalisait avec horreur que ce n'était pas lui qui avait été touché. Les yeux de Kassandra le fixaient avec un amour intense qui n'avait pas eu le temps d'éclore. Ses iris brillaient de larmes de regret et elle tombait soudain inerte sur le tapis herbeux, sa robe rougie par le sang. Il s'agenouillait, s'approchait d'elle pour entendre son dernier gémissement et constatait que l'odeur fétide de la mort avait déjà chassé son parfum de framboise. Anéanti, il se relevait mécaniquement et observait à nouveau son propre torse. Un trou béant y siégeait, empli du vide de son absence. Son fantôme lui murmurait de l'accompagner. Des ombres lugubres s'emparaient alors de son corps et il se sentait partir dans une chute vertigineuse. Finalement, il s'écrasait, puis se réveillait en nage au milieu de la nuit, les idées confuses et le cœur affolé comme s'il avait été marqué au fer rouge. Avec soulagement, il réalisait en fin de compte que tout cela n'était qu'un mauvais rêve et que Kassandra était toujours en vie.

Il avait eu du mal à se rendormir, mais ses battements cardiaques avaient enfin retrouvé un rythme normal. La Dame Amarante l'accueillit dans le songe qui suivit et le calma avec une litanie dont elle seule connaissait les secrets :

« Ton devoir, ton courage laisser naître tu dois

Pour pouvoir affronter les ténèbres et le froid

Mon enfant sur Édesse il te faudra aller

En sa source tu devras rechercher ton passé »

Il rouvrit les paupières au petit matin sur ce dernier conseil et regarda dehors. La couche dense de brouillard qui recouvrait la ville était descendue au point d'atteindre le haut de son édifice. Derrière les fenêtres, un épais tapis gris uniforme et opaque lui cachait la vue de la tour Torseck, pourtant juste en face.

Une mer de nuages semblait avoir accroché le sommet de la tour, comme si, des profondeurs de l'océan, il regardait la surface de l'eau par temps de pluie. Il se sentit soudain en apnée et ses doigts se crispèrent devant le symbole que représentait la tour s'en dégageait quelque chose de froid, d'étrange et de malsain.

Shella lui prépara ses vêtements, son petit-déjeuner. Ce matin-là, il avait hâte de rejoindre Kassandra en cours d'histoire-géo. La perspective de la revoir le rendait presque fébrile.

À l'heure prévue, il se connecta sur le canal du professeur Médérisse et prêta attention aux fenêtres contextuelles qui se mirent à peupler le mur nord de sa chambre. Au fur et à mesure que l'attente grandissait, les battements de son pouls s'accéléraient. Exaspéré par l'impatience, il bavarda avec Nam et Cassiopée, échangeant quelques textos par claviers interposés. Enfin, trois minutes avant le début du cours, une fenêtre arborant le minois mi-ange mi-démon de Kassandra, s'ajouta à la mosaïque. Le plus joli visage de la classe. N'y tenant plus, il décida d'ouvrir un canal chiffré privé entre lui et sa blonde obsession, pour pouvoir discuter pendant le cours.

— Salut, Kassandra, tapa-t-il nerveusement sur son clavier.

— Bonjour, Alagan. Contente de voir que tu t'en es sorti, lut-il dans la zone de texte.

La cloche retentit et le visage strict de Madame Médérisse apparut sur les écrans de chacun. Elle revint sur l'incident de la semaine précédente et décréta, en guise de punition, que toute la classe serait privée de réalité virtuelle pour les deux prochains cours. Alagan avait espéré rejoindre une nouvelle fois Kassandra dans la matrice, mais au bout du compte, il avait l'occasion de la rencontrer et de faire plus ample connaissance avec sa véritable enveloppe corporelle. Il reprit son clavier et tapota :

— Qu'as-tu appris sur les palatins ?

Il étudia le visage silencieux de Kassandra tandis qu'elle tapait la réponse. Elle semblait effrayée, et son regard quitta la caméra pour se baisser sur ses dix doigts.

— Trop risqué pour en discuter. Désolée, Alagan.

Il réfléchit quelques instants, puis lui renvoya un message.

— Accepterais-tu que l'on se rencontre pour en discuter ?

Le visage blond se mit à rougir légèrement dans une fragilité qui tranchait avec le semblant d'arrogance qu'il avait cru déceler la première fois. La réponse se fit attendre. Visiblement, elle hésitait. Il compléta donc sa proposition.

— Tu n'as rien à craindre. Choisissons un lieu public comme l'ancienne bibliothèque du quartier historique.

Elle releva la tête et fixa la caméra.

— O.K. Seize heures.

La réponse, bien que laconique, souleva une excitation indescriptible chez le jeune homme. Il n'inviterait ni Nam ni Cassiopée. Non, il se réservait l'exclusivité de la rencontre avec cet ange aux yeux couleur de mer par temps d'orage.

Il assista, distraitement, au reste du cours, imaginant Kassandra et lui, en train de discuter dans un coin intime de la vieille bibliothèque. Elle devait en savoir bien plus que ce qu'elle avait bien voulu lui dire.


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Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️  #1 Best of the Books  - SF 2019 !Where stories live. Discover now