37- 13 ans plus tôt

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Des hurlements résonnèrent dans l'immense couloir dallé. Un garçonnet de cinq ans, en pyjama rayé, se tenait dans l'entrebâillement d'une porte, les petits doigts de sa main droite crispés, presque figés, sur sa peluche beige et blanche.

— Ma-man ! cria-t-il de désespoir.

Ses cheveux noirs en bataille, vestiges d'une nuit d'insomnie, se dressaient en épis à l'arrière de sa tête. Un océan de larmes déferlait sur ses joues déjà brûlées par le sel et noyait son regard dans un vide abyssal. Le temps de reprendre sa respiration, un silence poignant traversa le pallier. Il hoqueta, puis ses pleurs reprirent de plus belle, retentissant en écho sur les murs austères de l'édifice.

La porte d'en face s'ouvrit sur le visage inquiet d'une femme en alerte. Coup d'œil rapide à gauche, à droite. Que faisait-il donc là, cet enfant ? Après avoir longuement scruté l'allée et vaguement hésité, elle trotta, rapide et silencieuse, en direction du garçonnet qu'elle pressa gentiment vers l'intérieur de son foyer tout en poussant la porte sans la fermer. Là, elle le prit dans ses bras et l'enfant se laissa cajoler.

— Allons, allons, mon petit, Madame Tyles est là. Dis ! Tu me reconnais ? lui murmura-t-elle, balayant de son pouce les larmes qui ruisselaient.

Elle déposa un baiser sur son front, à l'affût du moindre son inhabituel. Le garçonnet la serrait de toutes ses forces. Il avait reconnu le timbre et le parfum de la femme qui l'avait gardé auparavant.

— Où est papa ? Hein ?

Madame Tyles inspecta chacune des pièces, alors que le petit homme reprenait son souffle, niché dans son cou. Pourquoi l'enfant était-il seul ? Elle réfléchit, vérifia dans le viseur de la porte que le couloir était vide, tourna prudemment la poignée, jeta encore un regard à gauche, puis à droite. Finalement, elle plaqua le petit être contre son buste, le serra de toutes ses forces et, avec lui, se précipita chez elle.

Une fois chez sa voisine, le garçonnet se calma provisoirement. Madeline Tyles en profita pour lui proposer de manger. En vain. Quand il recommença à sangloter, elle se mit à le bercer, priant qu'on ne l'entendît pas. À bout de forces, le petit bonhomme finit par s'écrouler de sommeil quelques instants plus tard.

L'enfant dormait depuis une heure dans ses bras lorsque des pas précipités feutrèrent le tapis du couloir. La voisine déposa le garçon avec précaution sur un amas de vêtements dans le placard de sa chambre. Elle prit soin de bien refermer la porte, puis se hâta sur la pointe des pieds vers l'entrée. L'œil dans le viseur, elle surveillait le corridor. Son cœur s'arrêta net sur la troupe d'uniformes, postés en rangs d'oignons le long du mur opposé. Le gris du ciel uni des Cinq Continents et le noir de l'oubli, le noir de l'oppression, triste démonstration d'un monde en sursis, s'affairaient dans l'allée, prêts à attaquer. Ils défoncèrent la porte, puis une demi-douzaine d'hommes casqués s'engouffrèrent dans l'appartement de l'enfant. Madeline Tyles lutta contre la peur en rassemblant ses forces pour se dominer. Elle les vit ressortir, peu après, emportant avec eux différents effets et équipements, puis ils se dirigèrent vers son habitation. Elle recula du viseur et bloqua instinctivement sa respiration. Un vent de panique l'envahit et il lui sembla que son cœur s'arrêtait de battre. Elle pensa de suite à l'enfant qu'elle connaissait peu, en fin de compte. Vouloir le sauver avait été un geste incroyablement dangereux et irréfléchi, mais maintenant, il était trop tard pour reculer. Il fallait aller jusqu'au bout et donner le change.

Le commandant de la troupe de patrouilleurs plaça son gros doigt sur la sonnette, qui rompit de façon inquiétante le calme apparent. La femme prit une profonde inspiration, se ressaisit et rajusta son col de chemise. Le timbre se fit plus insistant. Elle se racla la gorge pour éviter tout trémolo dans sa voix.

— Voilà, voilà !

Elle ouvrit la porte et se composa un sourire poli.

— Bonjour, Messieurs, que puis-je pour vous ?

— Vos voisins ont un fils, affirma l'homme au visage enflé, faisant allusion à la chambre d'enfant qu'il avait repérée lors de la fouille. Savez-vous où il se trouve ?

— Non, heu, je n'en sais rien. Ils viennent juste d'emménager, vous savez. Je ne les connais pas bien.

Son sourire figé vacillait et elle priait pour que les patrouilleurs ne le remarquent pas. Le gros individu, au faciès bouffi, la défia du regard comme pour lui faire perdre son assurance, puis il jaugea l'appartement par-dessus son épaule. Il la dévisagea à nouveau à l'affût du moindre signe de peur. Dans l'esprit de la femme, tout se déroulait maintenant au ralenti. Derrière le visage gras et perfide qui s'offrait à elle, elle percevait une âme profondément malsaine et intelligente. Aux prises avec un sentiment indicible, elle l'observa alors prendre sa canne — une canne noire au pommeau d'argent — pour pousser sa porte en grand et inspecter plus en détail l'habitation. L'ouverture grinça interminablement, rompant le silence qui s'était fait pesant. L'entrée donnait sur un couloir tout en longueur. Comme la chambre était elle aussi ouverte, l'homme put, du seuil, faire un tour d'horizon du deux-pièces. Le cœur de la femme battait maintenant la chamade, mais elle n'en laissait rien paraître. Elle se félicitait de ses années de pratique du contrôle de soi. Soudain, d'un claquement de doigts qui la fit sortir de sa torpeur, le gros individu fit signe à un de ses militaires de rentrer inspecter le condominium. Madeline Tyles soutint son regard, puis se poussa pour laisser passer un jeune patrouilleur, sec et élancé. Rassemblant toute sa force mentale, elle s'adressa à son supérieur :

— Puis je vous offrir un verre de « coléade », Monsieur... ?

Sa voix faussement polie parvenait à dissimuler ses accents inquisiteurs. Il ne répondit pas. Un long silence s'installa. Il la dévisagea encore une fois pendant que l'un de ses hommes visitait chacune des pièces. Elle baissa les yeux pour ne pas qu'il eût l'impression qu'elle le défiait, et détailla les trois médailles épinglées à son uniforme. L'individu était assurément important. Un instant, elle se demanda ce qui, chez ses voisins, avait pu faire déplacer un militaire de son rang. Elle le vit rentrer la main gauche à l'intérieur de son veston. Dans une frayeur glaçante mêlée d'horreur, Madame Tyles envisagea le pire, à peine consciente du jeune patrouilleur qui fouillait maintenant sa chambre. De sa main boursouflée, le commandant tendit alors à la femme un minuscule rectangle de métal — un « connecteur » — et répondit à sa question d'une voix arrogante et distraite, tandis qu'il continuait d'inspecter par-dessus son épaule le moindre recoin de l'appartement :

— Zamar. Commandant Zamar Torseck. 

(credit Photo Artstation

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Alagan. Les Mondes d'Édesse T1 [PUBLIÉ]✔️  #1 Best of the Books  - SF 2019 !Wo Geschichten leben. Entdecke jetzt