3. Au nom du père 1/2 (réécrit)

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Enfermée dans ses songes, Catherine Madison posa le doigt sur un meuble que la poussière du temps commençait à recouvrir.

Arsène était formel : interdiction pour le personnel du domaine de nettoyer son antre en son absence. C'était donc sa femme, Catherine, qui faisait un semblant de ménage lorsqu'elle venait lors de ses séances de méditation. Ce jour-là, elle ne put s'empêcher d'épousseter le cadran de l'horloge à l'aide de son mouchoir. Elle avait été offerte par ses parents à son mari, après leur voyage de noces. Posée sur le bureau du chercheur, sa forme hexagonale, son cadran horizontal et son unique aiguille faisaient plutôt penser à une boussole. Elle pouvait d'ailleurs tenir dans la main. Un présent à l'image de son destinataire. Catherine saisit l'écharpe qu'il avait laissée sur le dossier de son fauteuil. L'étoffe glissa comme une caresse sur le cuir élimé et elle inspira profondément pour sentir le parfum de son mari absent. Son odeur avait presque disparu. Chaque fois qu'elle venait dans son bureau, une heureuse tristesse s'emparait d'elle.

– Mère ! Vous êtes là-haut ?! appela Luiset à l'autre bout du palier.

– Dans le bureau de votre père, dit-elle d'une voix plus mesurée.

Catherine n'arrivait pas à faire comprendre à sa fille qu'il valait mieux ne pas s'époumoner lorsque l'on s'adressait à quelqu'un. Si Luiset était mature dans son esprit, elle gardait des attitudes parfois trop décomplexées lorsqu'elle voulait s'exprimer, une désinhibition propre à l'enfance. Son père n'avait pas voulu de ces professeurs de bonnes manières, enseignement pourtant habituel dans les familles importantes.

– Nous sommes suffisamment intelligents pour le faire ! Littérature, arithmétique ou sciences, je suis d'accord, mais « bonnes manières » ! avait pesté Arsène la seule fois où sa femme posa la question.

Cependant, ce fut surtout Anna Grimsey qui ne comprit pas, car elle désespérait de voir Luiset adopter une conduite irréprochable. En outre, elle la comparait infailliblement avec les autres filles des invités reçus chez les Madison.

– Des nigaudes ! s'était moqué l'homme qui ne souffrait pas que sa belle-sœur dise du mal de sa fille fougueuse.

Il avait été convenu qu'Anna se charge de l'éducation de sa nièce et l'accompagne la journée pendant que sa sœur s'occupait de la gestion du domaine. Catherine redevenait entièrement mère chaque soir et chaque week-end. Bien que très fier de sa fille et très épris de sa femme, le maître des lieux ne pouvait empêcher ses recherches dans les contrées lointaines.

Luiset rejoignit sa mère qui observait les objets devenus si familiers depuis le départ d'Arsène : papiers de recherches, loupes et outils de mesures cartographiques, mappemondes ou encore échantillons naturels.

– C'est la  première fois qu'il part aussi longtemps.

Luiset fit s'évaporer les pensées nostalgiques de sa mère. Elle s'avança pour se poser sur un tabouret.

– Je sais. Mais vous allez bientôt le rejoindre, ma Luiset.

Catherine Madison caressait la chevelure de sa fille. Sa main nageait dans ses boucles blondes, et l'une d'elles s'enroula autour de son index.

– Mon impatiente petite fille, dit-elle en frôlant son front de porcelaine, vous ne tenez plus en place depuis la Forge. Faites-moi plaisir, soyez aimable avec Anna.

– Je ne fais jamais rien de méchant, vous savez.

– Ne faites pas l'enfant.

– Mais... j'aime bien Na, c'est juste que... elle n'est pas comme vous.

– Anna ne veut que votre bonheur. Et ses conseils sont justes. Elle ne met pas de gants pour vous reprendre, c'est tout. Vous la connaissez.

La jeune Madison reconnut l'uniforme noir d'une domestique dans l'embrasure de la porte. Cette dernière se permit de les interrompre, n'osant pas entrer dans le sanctuaire de monsieur.

– Que se passe-t-il, Élise ?

– C'est la livraison de la maison « Trois coutures », madame. Deux hommes attendent en bas.

– C'est le cadeau de mon père ! s'exclama Luiset qui exultait.

– Nous descendons, merci Élise. Au fait, demain, pensez à mettre la couverture rouge avec le linge à emporter pour la blanchisserie. Rappelez-vous l'employé qui l'a tout bonnement oubliée le mois dernier.

– Ce sera fait, je vais prévenir les dames de chambre, madame Madison.

N'y tenant plus, Luiset dévala les escaliers après être passée sous le nez de la jeune domestique qui n'avait pas encore eu le temps de prendre congé. Anna Grimsey, qui allait sortir de la pièce voisine, battit en retraite pour éviter la collision. 

– Mais pourquoi s'agite-t-elle encore ainsi ? demanda-t-elle à sa sœur qui suivait.

– Le cadeau de son père.

– J'ai dû m'écraser contre le mur pour la laisser passer, s'indigna Anna.

– Na, allons la rejoindre. Son père lui manque, pour une fois, comprenons ce débordement.

– Cathy, cela faisait bien longtemps que tu ne m'avais pas appelée comme ça.

Catherine vint passer son bras sous celui d'Anna et elles descendirent les marches tapissées du grand escalier. Son originalité résidait dans le fait que la pierre grise avait des reflets bleus. Bien avant la naissance de Luiset, les blocs avaient été ramenés de la première expédition d'Arsène, et ils avaient été taillés pour remplacer l'escalier de bois devenu dangereux.  

– Ce sont les derniers jours de sa petite enfance, alors essaie d'être un peu plus souple pendant le voyage.

– C'est promis. Tu sais que je ne peux rien te refuser.

Anna Grimsey et Catherine Madison venaient d'arriver devant la jeune demoiselle qui, assise à la table du petit salon, commençait à déballer la caissette en bois vernis, estampillée du nom de la maison de couture en lettres fines. Elle avait déjà signé le bon de réception et les deux livreurs étaient partis. Elle déplia le voile de coton qui enveloppait la cape de voyage, dans un mouvement qui créa un courant d'air sur son visage. Chose exceptionnelle, Luiset saisit tout en délicatesse le vêtement de voyage, comme s'il risquait de se déchirer au moindre mouvement brusque. L'admiration qu'elle vouait à son père idéalisé et pourtant si peu présent ces derniers mois ne faisait qu'amplifier son émotion.

– Elle est simple, constata Anna.

Luiset revêtait des tenues que l'on remarquait car malgré les couleurs sobres, les tissus étaient rares. Mais le vêtement de voyage qu'elle tenait était différent de ce qu'elle attendait : ni broderies de fil d'or ni dentelles rouges comme sur certaines de ses autres capes. Celle-ci était en coton indigo avec un liseré vert céladon au niveau du col également orné d'un fermoir émeraude en forme de feuille d'arbre. En pierre mate, il s'accordait parfaitement à l'ensemble. Luiset n'eut pas besoin d'attendre qu'une domestique lui mette la cape sur les épaules.

– Elle te va comme un gant, ma douce, déclara fièrement sa mère. 

La cape de voyage, qui descendait jusqu'à ses genoux, était fourrée jusque dans la capuche qui lui recouvrait presque les yeux.

– Je l'adore ! Et j'ai déjà chaud, surenchérit Luiset dont le teint rosissait.

Luiset Madison (Trilogie)Donde viven las historias. Descúbrelo ahora