17. Jour de pluie 1/3 (réécrit)

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Il avait plu toute la nuit.

Le bruit des lourdes gouttes tombant des branches sur le toit n'avait pas autorisé le sommeil des pensionnaires. Si bien qu'au réveil, tous se regardaient avec de petits yeux, en silence, à la table du petit-déjeuner. Le garde-forestier, un petit homme au corps musclé et pourtant très discret, s'excusait comme s'il avait lui-même provoqué le mauvais temps.

La dispute entre Anna et sa nièce était dans tous les esprits. Mais si le soir précédent aucun son n'avait franchi leurs lèvres, elles s'adressèrent la parole vers la fin du repas :

– Voulez-vous encore un peu de viande, mademoiselle Luiset ?

Et sa tante l'avait servie sous ses remerciements polis. Sa nièce était calme, et tentait de se faire pardonner en affichant une conduite qu'elle ne pouvait qu'approuver. La tension dans la pièce s'apaisa. Alors les autres voyageurs se servirent plus avidement et avec bruit parmi les denrées étalées sur la table dont les cicatrices témoignaient de la venue de nombreux hôtes. Luiset parcourait les formes avec son doigt, devinant l'histoire des marques laissées sur le bois, comme si elle lisait dans l'écorce d'un arbre et y voyait son âge et son histoire. Depuis son départ, elle se sentait submergée par la mélancolie à certains moments de la journée. Même s'ils étaient furtifs, ils étaient quotidiens.

Les mots de sa tante tournoyaient dans sa tête. Ils avaient déclenché cette révélation : sa jeunesse dans un cadre de vie privilégié l'avait préservé du monde réel et ce voyage en diligence était aussi une bulle de protection. Luiset ne s'était jamais vraiment demandé comment était la vie pour les autres. Elle adorait le domaine, sa relation avec sa mère, les sorties mondaines dans le comté de Bulberry, mais elle ne pouvait pas répondre à cette question : aimait-elle son pays ? Elle ne pouvait pas répondre simplement parce qu'elle ne le connaissait pas. Qu'avait voulu dire Anna en exprimant son ressentiment vis-à-vis du monde dans lequel ils vivaient ? Bien sûr, qui mieux que son père le savait, lui qui explorait la vie des civilisations passées pour mieux comprendre celles d'aujourd'hui ? Mais Luiset Madison était trop jeune pour écouter vraiment les problèmes du monde, ou trop égoïste vint-elle à penser. Son désir de le découvrir, de rencontrer d'autres personnes, ce n'était que dans l'espoir d'un ailleurs aussi positif que la vie qu'elle connaissait déjà. Les fléaux qu'elle entendait, de loin, lorsque sa mère et sa tante partageaient les nouvelles des journaux entre deux bouchées de brioche, n'étaient que des choses abstraites, désincarnées. Il était temps pour la jeune fille de s'ouvrir, de s'intéresser aux autres, de s'armer pour le comprendre et, si possible, d'améliorer ce monde qui semblait faire si peur à sa tante.

Mais par où commencer ? 

Luiset Madison (Trilogie)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant