Le fouet : cet art méconnu

14-L'utilité de Dragonne

                Alors que je levai la tête vers lui, Istran me décocha son plus beau sourire. Pour moi, ce fut pire qu'un coup de poignard en plein cœur. Il n'y avait qu'une seule nouvelle qui pouvait le mettre d'aussi bonne humeur. Qu'une seule raison pour qu'il se montre aussi aimable. Ignis et Aëryk me fixèrent sans cesser de sourire puis rentrèrent. Mes jambes me lâchèrent. Je m'écroulai aux pieds d'Istran qui cette fois me laissa choir. Son sourire disparut et son regard redevint glacial.

- Relève-toi avant que quelqu'un te voit.

Je m'exécutais gauchement.

- Tu vas rentrer et filer directement dans ta chambre. Les domestiques t'attendent. Ne nous retarde pas plus que tu ne l'as déjà fait.

Istran s'écarta de ma route et me fit signe d'entrer. J'avançais lentement en direction de la porte, sentant sur mes épaules un poids immense. Je croyais sentir une épée se balancer au-dessus de ma nuque alors que mes pas me rapprochaient de la maison. Je franchis le seuil et pris la direction de ma chambre. Istran referma la porte derrière moi et pénétra dans le salon. Fébrilement et au bord des larmes, je poussai la porte de ma chambre. Trois domestiques m'accueillirent en souriant, elles m'empoignèrent et me retirèrent mes vêtements. Sans un mot ni un regard, elles me plongèrent dans un baquet d'eau chaude que je n'avais pas vu en entrant dans la pièce. Pour la première fois de ma vie, les domestiques me lavèrent. Je n'étais pas habituée à tant d'attention de leur part et je n'arrivais pas à découvrir ce que cela cachait. L'eau du bain était parfumée et parfaitement à la bonne température ce qui fit que rapidement et bien malgré moi, je me détendis. Je profitais de cet instant car pour moi il n'augurait rien de bon. Une fois lavée et rincée, elles me firent sortir du baquet et me séchèrent énergiquement. Elles me présentèrent une magnifique robe de lin d'un bleu nuit intense. La coupe était très ajusté et mettait en valeur mes courbes. Elles brossèrent mes cheveux et les relevèrent en une coiffure compliquée. Un collier fut posé autour de ma gorge et desbracelets vinrent enserrer mes poignets. Une fois prête, elles rouvrirent la porte de ma chambre et je vis Aëryk qui m'attendait de l'autre côté. Lorsqu'il me vit il ouvrit la bouche de surprise, cependant, ayant conscience de l'air que cela lui donnait, il la referma rapidement.

- Tu es ... Dragonne, tu es magnifique.

Il pénétra dans ma chambre pour se jeter dans mes bras. Sa présence ma rappelait que la mienne était sur sa fin alors, je le serrais fort contre moi. Je l'étreignis comme si ma vie en dépendait. Aëryk finit par se dégager de mon étreinte.

- Viens. Papa t'attend.

Il me prit par la main et m'entraîna dans le couloir. Il courrait et sautait presque de joie en direction du salon, alors que je rechignais à le suivre en avançant le moins vite possible.

La grande table de la salle à manger était recouverte de mets et de boissons qui m'ouvrirent l'appétit rien qu'en les regardant. Mon regard se posa sur Istran et Ignis qui me fixaient, chacun assis à un bout de la table. Mon estomac se resserra violemment manquant de me faire vomir. Aëryk lâcha ma main et les rejoignit, il prit place à côté d'Ignis et c'est alors que je remarquai la présence de trois autres personnes à cette table. Face à moi, se tenait un jeune homme qui devait avoir mon âge flanqué de deux adultes, un homme et une femme. A mon entrée, Istran se leva précipitamment et vint prendre ma main. Il me présenta aux inconnus.

- Voici Dragonne, ma seule et unique fille. Ma première née.

Choquée qu'il fasse de moi une telle présentation, je le suivis docilement alors qu'il me menait vers la table. Le jeune homme se leva et fit le tour de la table pour venir baiser ma main. Ignis me le présenta.

- Dragonne. Voici, Xarent Aura, fils de Tibéo et Arianna Aura. Héritier de la puissante entreprise de commerce du même nom.

La dernière phrase d'Ignis résonna dans mon esprit alors que ce Xarent tirait une chaise pour m'aider à m'asseoir. Qu'elle prenne la peine de préciser qu'il était héritier d'une puissante entreprise suffit à m'expliquer l'étrange comportement d'Istran. La réalité me frappa de plein fouet. Si Istran avait été si charmant avec moi, ce n'était que pour une seule et unique raison. Toutefois, ce n'était pas la raison à laquelle j'avais d'abord pensé. Il était heureux parce qu'il avait enfin trouvé une utilité à mon existence. « Sa seule et unique fille », le seul enfant qu'il pouvait marier à sa guise. Je n'avais aucun moyen de refuser cette union arrangée. Je lui jetai un regard empli de surprise et de rage par-dessus la table. Il me répondit avec un sourire d'une douceur qui me coupa le souffle. Il tourna la tête en direction de Tibéo Aura.

- Je vous prie de bien vouloir excuser son retard. Dragonne aime se balader en ville, se renseigner sur les habitants du Promontoire.

Aëryk me fit un clin d'œil avant d'ajouter.

- Dragonne lit beaucoup. Elle veut découvrir le monde et comprendre comment il fonctionne.

Je me sentais perdue. Istran m'avait-il gardée uniquement dans ce but ? En me mariant a ce Xarent, il construirait un accord entre les deux familles et la domination sur le Promontoire des Alexi Elle serait encore plus étendue. Pour l'heure je décidai de ne rien dire. Je me convins que faire bonne figure était ma meilleure option. Néanmoins, Istran ne payait rien pour attendre. Je déchaînerai sur lui toute la colère et la rancœur que j'avais accumulées à son égard. Me rappelant des règles de savoir-vivre qu'Ignis m'avait inculquées lorsque nous fréquentions les salons huppés du Promontoire, je me conduisis en parfaite jeune femme. Sous couvert d'être timide, j'entrepris d'étudier méticuleusement le visage de ce fameux Xarent qu'Istran et Ignis étaient si pressés de me faire épouser. Malgré la beauté de son visage, je ne pouvais m'empêcher de le comparer au jeune homme de la fontaine dont j'avais vu le torse musclé plus tôt dans l'après-midi. Cette pensée me fit rougir, ce qui en retour fit sourire Xarent. A la fin du repas, Istran proposa que Xarent, Aëryk et moi allions nous promener dans la cour intérieure afin de profiter de la lumière de lune pour faire plus ample connaissance. Nous nous exécutâmes.

Arrivé dans la cour, Aëryk se planta devant Xarent.

- Écoute-moi bien. Ce n'est pas n'importe qui qui peut épouser ma sœur. Alors pour commencer, es-tu un élu ?

Xarent étudia Aëryk quelques instants avant de répondre.

- Oui. J'en suis un. Un élémentaliste si tu veux tout savoir.

- Un quoi ?

Aëryk posa la question avant qu'elle ne franchisse mes lèvres. Ignis m'avait présenté toutes sortes d'élus, mais jamais elle ne m'avait présenté d'élémentaliste. Les questions d'Aëryk fusaient de toutes parts et Xarent lui répondait avec gentillesse. Il finit par lui faire des démonstrations et lorsqu'il joua avec l'eau de la fontaine, je compris. Le jeune homme qui occupaient mes pensées depuis si longtemps en était un lui aussi. Parmi tous les hommes qui auraient pu attirer mon regard, il avait fallu que ce soit un élu capable de jouer avec les éléments.