37-Respirer

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À peine ces mots furent-ils prononcés que l'humeur de Xarent se modifia. Un immense sourire scinda son visage. Il se mit à hurler des ordres aux domestiques qui s'étaient approchés à cause du bruit. J'étais obnubilée par la douleur qui irradiait dans mes membres. On me transporta dans une chambre et je m'étendis sur un lit. Je n'avais jamais ressenti une aussi grande douleur ni une aussi grosse angoisse. Les contractions se rapprochaient et la sage-femme finit par arriver. Elle donna des ordres, se fit apporter du linge propre et de l'eau chaude. Puis congédia tout le monde sauf une jeune servante.

- Tout va bien se passer. Essayez de vous détendre. Je vais veiller sur vous. Écoutez ma voix et suivez mes instructions.

Me détendre ? Mais cette femme avait-elle déjà enfanté ? Comment voulait-elle que je me détende alors que je sentais mes entrailles se déchirer une à une. Elle semblait si calme alors que la panique envahissait l'intégralité de mes membres. Je lui lançai un regard noir car je pouvais difficilement faire plus. Les contractions se rapprochaient et les consignes de la sage-femme s'embrouillaient dans mon esprit. Respirer et pousser. Oui, mais quand et dans quel ordre ? La douleur ne semblait jamais vouloir s'arrêter, je m'épuisais dans une tâche qui semblait sans fin. Je perdais beaucoup de sang et je voyais la jeune servante sur le point de paniquer. La sage-femme la recadra sévèrement et se concentra sur moi. Puis j'entendis un cri. Un cri aigu et puissant. La sage-femme tenait dans ses mains un petit être de la taille de son avant-bras. Je fus soulagée que la douleur se calme enfin, heureuse que l'accouchement soit derrière moi. La sage-femme s'approcha de moi avec le bébé. Je pouvais voir ses mains minuscules s'agiter dans tous les sens et essayer de se refermer sur ce qui passait à leur portée. Je me sentais soulagée de pouvoir enfin voir ce petit être que j'avais porté des mois, et complètement terrifiée à l'idée de mal faire quelque chose. La sage-femme déposa cette petite chose toute rose qui criait à pleins poumons dans mes bras. Le petit corps chétif de ce qui était à présent ma fille se débattait pour se libérer des draps qui l'entravaient. Elle était fripée, rouge et guère jolie. Elle braillait si fort que je n'arrivais pas à réfléchir. La sage-femme m'aida à la débarbouiller et à la nourrir pour la première fois. Xarent finit par être autorisé à entrer dans la chambre. Exténuée et complètement bouleversée, je la déposai dans ses bras. Il était aux anges. Il répétait sans cesse que c'était la créature la belle qui lui ait été donné de voir. La fatigue me gagnait et je sentais mes paupières se fermer quand il se figea et planta ses yeux dans les miens.

-  Danika.

- Quoi ?

- Notre fille. Je voudrais l'appeler Danika. Ça te plaît ?

Je ne prêtais guère attention à ses paroles. J'étais terrorisée par ce petit être, éreintée par l'accouchement et groggy à cause de la rapidité avec laquelle les événements s'étaient enchaînés. Je n'osais pas regarder Xarent et encore moins notre fille. Il la souleva et mit leurs visages au même niveau.

- Danika Vasberg Aura. Je trouve que ça sonne bien.

Les yeux de Xarent étaient trop occupés à dévisager son héritière, notre fille, pour remarquer mon mal-être. Je me sentais de moins en moins prête à être mère. Mais je ne pouvais rien lui dire. Comment pourrait-il comprendre ? Son enfance parfaite l'avait préparé à ça. La mienne m'avait préparée à la dureté de la vie, à sa précarité mais en aucun cas à la douceur et à la fragilité d'un nouveau-né. Mes yeux finirent par se fermer sur cette dernière angoisse et je dormis jusqu'au matin suivant. Notre vie reprit son cours. Enfin, dans les grandes lignes. Une fois encore, Xarent et moi nous retrouvâmes séparés. Il partait travailler le matin et gérait nos affaires seul. Il ne revenait qu'après le déjeuner et n'avait d'yeux que pour Danika. Sa précieuse petite fille occultait tout le reste. J'étais obligée de passer mes journées à ses côtés pour subvenir au moindre de ses besoins alors que même les domestiques ne subvenaient plus aux miens. La famille de Xarent était toujours dans les parages. Dès qu'ils réussissaient à me voir, ils ne pouvaient s'empêcher de donner leur avis sur tout. C'était le plus éreintant.

Et un jour je ne pus plus le supporter. Profitant du sommeil de notre fille, je me faufilai hors de ma chambre et je me rendis à la laverie pour récupérer un uniforme de domestique. Une fois l'uniforme enfilé, je grimai mon visage avec de la poussière et dissimulai mes cheveux pour me rendre méconnaissable. Pour une fois, j'étais heureuse de ne pas posséder la chevelure des Alexi Elle. Fin prête, je me dirigeai vers la porte dérobée que les serviteurs utilisaient pour entrer et sortir de la maison. J'ouvris la porte alors que la nuit tombait sur le Promontoire. Après trois mois enfermée dans une chambre, j'inspirai une grande bouffée d'air et sentis un nœud me nouer l'estomac. Qu'étais-je en train de faire ? Je fuyais ma propre maison comme une voleuse. J'abandonnais derrière moi tout ce qui m'appartenait, y compris ma propre fille. Je n'aspirais qu'à m'enfuir le plus loin possible de cette prison. Je remplis une nouvelle fois mes poumons de l'air de la ville et me glissai hors de la maison. Par peur de changer d'avis, je me mis à courir. Une nouvelle fois, ma vie m'avait amenée à fuir ma propre demeure. Et une nouvelle fois, j'arpentais les rues du Promontoire à toute vitesse. Les étals et les maisons défilaient devant mes yeux et je ne prêtais attention qu'aux ruelles s'étendant sous mes pieds. Ma vie semblait répéter un cycle et je ne pouvais rester en place. Des forces invisibles me forçaient à redouter puis à détruire le peu de bonheur que je réussissais à avoir. Je courus jusqu'à la porte de la ville la plus proche, mais elles étaient fermées pour la nuit. Je me rendis donc dans un parc en ville basse et m'allongeai dans l'herbe. Je pensais y passer la nuit quand je me rendis compte que les quartiers populaires seraient le premier endroit où Xarent me chercherait. Je repris mon chemin, tournant en rond dans les rues du Promontoire, errant sans but. Les lumières s'éteignaient une à une et le bruit de la ville disparut avec elles. Le silence m'enveloppa telle une épaisse couverture, m'étouffant par la même occasion. Je n'avais jamais eu d'endroit rien qu'à moi, de refuge en cas de problème. Je finis par lever les yeux et découvris devant moi la grille en fer forgé qui fermait l'entrée du caveau des Alexi Elle. Poussant la porte, je me blottis contre les stèles de pierre froide. A l'abri des regards, je me sentais enfin en sécurité et libre de mes choix. La dernière pensée qui traversa mon esprit fut que les Six étaient bien cruels de s'acharner ainsi sur mon sort.

Le fouet : cet art méconnuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant