54-Moralité

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Dès que je fus en vue du camp et que les enfants me virent, ils se rassemblèrent et vinrent à ma rencontre. Tout comme la première fois, ils étaient sur la défensive. Grâce à mon lien avec mes trois compagnons, je me trouvais à plusieurs endroits du camp en même temps. Je survolais la zone, ce qui me permit de repérer Chaka et Durban. Ils arrivèrent en dernier à ma rencontre. Chaka rassura ses compères et ils retournèrent tous à leurs occupations. Je me retrouvais face à eux, quelques curieux étaient restés mais ils se faisaient discrets. Chaka s'approcha de moi et me prit dans ses bras comme si nous étions de vieilles amies.

- Dragonne ! Tu es enfin de retour. Tu nous as manqué.

Elle s'écarta de moi et m'observa. Les trois corbeaux s'étaient posés sur les tentes alentour et m'offraient des points de vue différents. J'avais donc parfaitement conscience de mon allure. Mes vêtements partaient en lambeaux, je me tenais plus raide qu'un piquet et ma peau, aussi rigide que le bois, tirait vers sur le vert. Durban restait en retrait. Il me toisait et je faisais de même. Nous restâmes plusieurs minutes à nous regarder sans échanger un mot ou un geste. Chaka nous étudiait tour à tour, ne sachant si elle devait prendre la parole ou nous laisser. Puis Durban rompit le silence.

- Je t'avais dit de ne pas te nourrir des arbres.

- Je ne vois pas le problème. Leur énergie se consomme tout aussi bien.

- Mais toutes les énergies que nous consommons influent sur notre métabolisme. Plus nous nous nourrissons de prédateurs plus nous en devenons un. Plus nous nous nourrissons d'arbres...

- J'ai fait ce que je devais pour survivre.

Chaka finit par s'interposer entre nous, craignant que notre conversation dégénère.

- Si tu as survécu aussi longtemps, tu as dû réussir à trouver la source de ton pouvoir. Peut-être as-tu finalement trouvé qui tu es.

- Qui je suis importe peu. Mais oui, je me sens enfin complète.

- Accepterais-tu de me montrer tes progrès ?

Dans quel but ? Je ne voulais plus me battre et je n'avais guère envie d'user mes forces inutilement. Sans prendre la peine de lui répondre, je les dépassai et me dirigeai vers ce qui m'avait été indiqué comme ma tente. Chaka s'interposa et des éclairs de lumière verte crépitèrent le long de ses bras.

- Ne te fais pas prier.

- Je n'ai aucune envie d'utiliser de l'énergie aussi inutilement.

L'un de mes corbeaux revint vers moi. Il se posa sur mon épaule et je me mis à le caresser sans vraiment y prêter attention. Je surveillais les mouvements de Durban et de Chaka, attendant de voir ce qu'ils feraient ensuite. Mon esprit dériva à la recherche de sources d'énergie. Il n'y avait que des nécromants à proximité, aucun animal vivant. Mais je possédais un avantage sur eux. Je n'avais aucun scrupule à puiser dans les réserves de la terre elle-même. Sous l'épaisse couche de neige, il y avait de la vie. Un puissant enchevêtrement de racines parmi lesquelles vivaient tout un tas d'insectes. Comme je le pensais, Chaka ne s'écarta pas. Au contraire, elle projeta ses éclairs dans ma direction. Je n'esquissai pas le moindre mouvement d'esquive et les reçut de plein fouet. Je ne luttai pas lorsqu'ils m'atteignirent mais les absorbai. Ils vinrent remplir mes réserves d'énergie et me permirent de riposter avec plus de puissance. Je connaissais à présent le goût de son énergie et il m'était presque trop facile de remonter jusqu'à elle. Elle prétendait enseigner aux jeunes nécromants comment utiliser leurs pouvoirs, mais elle ne savait pas elle-même comment elle devait faire. En quelques secondes ce ridicule petit affrontement prit fin, j'avais pris le contrôle de son énergie vitale et bien qu'elle vive encore, je la manipulais aussi facilement que mes corbeaux. Chaka était sous le choc, comme si elle ignorait que cela était possible.

- Je devrais peut-être te faire t'agenouiller devant moi. Faire de toi ce qui me plaît.

Je sentais l'esprit de Chaka s'agiter et ses pensées fusaient à toute vitesse. Vu de l'extérieur, elle était immobile. Mais de l'intérieur, elle ressemblait à un chien enragé tirant de toutes ses forces sur un harnais bien trop résistant. Je riais devant le ridicule de la situation et Durban, qui ne comprenait rien, commençait à se poser des questions. Tout en continuant de caresser le corbeau que j'avais sur l'épaule, je me mis à jouer avec le corps de Chaka aussi facilement que si elle avait été une poupée de chiffon. Je lui fis faire plusieurs allers-retours en marchant puis en courant. C'était si simple, si jouissif de posséder le corps d'un autre être vivant. Devant le regard incrédule de Durban, je finis par relâcher mon emprise sur Chaka. Elle reprit sa respiration comme si elle en avait été privée pendant de longues secondes. Durban se précipita vers elle et la tendresse dont il fit preuve montra qu'elle comptait pour lui. Plus que n'avait jamais compté sa nièce. Danika. Ma pauvre petite Danika qui n'avait jamais fêté son sixième anniversaire uniquement parce que Durban avait décidé que je devais vivre à sa place. Je les laissai à leurs "retrouvailles" et allai plus en avant dans le camp. Retrouvant facilement la tente qu'on nous avait assignée à notre arrivée, j'y pénétrai. Mes corbeaux restèrent à l'extérieur, m'offrant une surveillance de ce qui se passait à proximité. Ainsi quand Durban entra dans la tente je l'attendais patiemment assise sur l'un des lits.

- Qu'as-tu fais à Chaka ?

- La même chose qu'à mes corbeaux. La même chose que tu m'as forcée à faire à Xarent et Danika. Ce que font tous les nécromants.

- On ne peut contrôler un être vivant.

- Moi, si. C'est même plutôt simple. Surtout si la personne ne fait aucun effort de défense.

- C'est...

Durban semblait perturbé, comme s'il luttait intérieurement.

- Mais c'est immoral de prendre le contrôle de quelqu'un de vivant. Tu n'as pas le droit de faire ça.

Immoral ? Je crus voir Danika debout à ses côtés, la nuque brisée tenant Xarent par la main. Lui-même la gorge en lambeaux et recouvert de son propre sang. Je tendis la main espérant serrer son frêle corps contre ma poitrine mais elle disparut avant que je ne l'atteigne, me laissant tomber à genoux au milieu de la tente la main tendue vers une chimère. Je retournai mon attention vers Durban.

- C'est toi qui parles de moralité ?

Je me relevai et plantai mon regard dans celui de Durban.

- Tu oses me parler de moralité.

Je le regardais et plus je le détaillais, plus je le haïssais.

- Tu as...

Les mots restaient coincés dans ma gorge alors que je rêvais de les lui jeter à la figure. Luttant contre moi-même pour réussir à enfin lui dire le fond de ma pensée, je finis par m'exaspérer. Je projetai ma rage dans mes mains et elle se matérialisa sous forme d'éclairs verts qui frappèrent violemment Durban. Surpris par cette attaque, Durban fut expulsé de la tente.

Le fouet : cet art méconnuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant