46-Éradication de tout bonheur

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Lorsque ma joue fut engourdie par le froid, il retira sa main.

- Vous devriez réessayer. Il faut remonter tout de suite après une chute, sinon on n'est plus capable de recommencer.

Je hochai la tête et levai le bras de nouveau. Mais cette fois, au lieu de me précipiter, je pris le temps de réfléchir à la trajectoire du fouet. Et lorsque j'abattis mon bras, le claquement fut sec et puissant. Ma vue se troubla, les flux de magie s'ouvrirent et un éclair vert parcourut la lanière pour se dissiper dans l'air. Le fouet retomba sur le sol sans blesser personne mais je me sentis étrangement bien. Un sentiment de puissance émanait de mon bras qui venait de manier le fouet. Le palefrenier eut un sourire timide et m'enjoignit à recommencer. De nouveau je pris mon temps. J'appréciais de plus en plus le contact du cuir dans ma main. Le fouet claqua et retomba mollement sur le sol. Le sentiment de puissance qui s'ensuivit fut moins fort que le précédent, peut-être parce que cette fois je m'y attendais. Lorsque j'eus maîtrisé le mouvement de base, le palefrenier m'en apprit un nouveau. Je le maniai avec de plus en plus d'aisance et fut rapidement capable de m'en servir à ma guise. Et ainsi de suite jusqu'à ce que la nuit tombe. Le fouet n'avait plus de secret pour moi. Au moment de nous séparer, je ne voulais plus lâcher ce fouet.

- Laissez-moi vous l'acheter.

- Madame, je peux vous en procurer un neuf si vous le souhaitez. Celui-là est vieux et abîmé.

- C'est justement ce que je veux. Ce fouet a vécu et c'est ce qui lui donne de la valeur à mes yeux. Dites-moi votre prix. Peu importe le montant, ce n'est pas un problème pour moi.

D'abord surpris, le palefrenier finit par me céder le fouet contre quelques pièces de bronze. Je pris congé et regagnai ma maison, le fouet à la main. Lorsque Dölkan revint le lendemain, nous nous entraînâmes lui avec son bâton et moi avec mon fouet. Les choses devenaient plus intéressantes maintenant que je contrôlais mieux mes actions. Je fabriquai une sorte de harnais qui me permettait de fixer mon fouet à ma cuisse droite, de cette manière je l'avais toujours avec moi. La vie reprenait son cours et je contrôlais mieux les flux qui maintenaient Xarent et Danika dans leur semblant de vie. J'avais accepté le fait que plus jamais ils ne me parleraient mais cela n'avait que peu d'importance car je les avais toujours à mes côtés.

Deux mois après la venue de cet homme, Danika arriva en courant, portant l'un de ses yeux dans ses mains. Elle me donna son œil et me fixa avec celui qui lui restait. Son visage ne montrait aucune expression, elle me regardait simplement comme elle aurait regardé une table. À ce moment, je pris conscience que le semblant de vie auquel je me rattachais avait disparu. Les corps sans vie et relevés par magie de Danika et Xarent n'étaient pas éternels. Ils ne ressentaient rien et ne le pourraient plus jamais. Ils ne seraient plus jamais réellement vivants. Ils n'étaient pas vraiment mon Xarent et ma Danika. Dölkan m'avait appris depuis longtemps comment créer et rompre un flux de magie vers un cadavre, simplement je n'arrivai toujours pas à m'y résoudre. Je passais la journée à observer l'œil que Danika avait déposé dans ma main. Cet œil, qui deux mois plus tôt, faisait du visage de ma fille le plus beau qui soit. Comment pouvais-je être celle qui tuerait ma fille pour la troisième fois ? Je ne voulais pas les laisser partir, je ne voulais pas me retrouver seule. La journée défilait et je ne parvenais pas à prendre ma décision. Je ne pouvais décider ce qui serait plus dur à supporter entre voir ma fille se décomposer et la laisser partir. Le corps de Xarent était en plus mauvais état de par sa mort et je ne pouvais plus vraiment le toucher ou même le regarder depuis plusieurs jours. Le soleil disparaissait derrière les épais murs de la ville et ma raison prit le dessus sur mes émotions. Une fois que la lune fut bien haute dans le ciel, je revêtis une cape sombre et dissimulai les corps de Xarent et Danika sous des capes similaires. Armée d'une torche et accompagnée de Xarent et Danika, je me rendis dans le caveau des Aura. J'ouvris la grille et nous pénétrâmes tous les trois sous l'épais plafond de granit. Je posai le torche sur un cercueil et prit Danika dans mes bras. Enserrant son petit corps dans mes bras, je la berçais de la même manière que j'avais l'habitude de le faire pour l'endormir. Danika se détendit dans mes bras tandis que Xarent posait une main sur mon épaule, comme s'ils avaient compris ce que je m'apprêtais à faire. Je réduisis lentement le flux qui me reliait à eux. Alors que des larmes coulaient sur mes joues pour la première fois depuis longtemps, je ressentis autre chose que de la rage. Le corps de Danika devint de plus en plus inerte et mon chagrin reprit de plus bel tandis que j'affaiblissais le corps de Xarent. Il s'affaissait lentement sans lâcher mon épaule, un maigre sourire aux lèvres. Puis son corps finit par tomber lourdement sur le sol. Je déposai Danika avec douceur contre l'un des murs du caveau et j'allongeai le corps de Xarent sur le dos. Reprenant Danika dans mes bras pour la dernière fois, je la lovai dans les bras de son père avant de déposer un tendre baiser sur son front et un autre sur les lèvres de Xarent. Je recouvris le corps de ma fille des bras de son père, me levai et reculai de quelques pas, les regardant une dernière fois. Danika semblait dormir dans les bras de Xarent qui semblait tout aussi paisible. Je repris la torche et, refusant qu'un autre nécromant vienne troubler leur sommeil, j'enflammai ce qui leur restait de chair. Je regardai leurs corps disparaître en cendres sous mes yeux, maudissant les Six pour le destin qu'ils m'avaient tracé. Leur incinération dura la plus grande partie de la nuit et je finis par me rouler en boule contre la chambranle de la porte, refusant de partir tant que leurs corps n'auraient pas complètement disparu. Ce fut la chose la plus dure de toute ma vie. Je pouvais littéralement voir mon bonheur partir en fumée à quelques mètres de moi. Même après cela, je restai dans le caveau jusqu'à ce que le soleil se lève à nouveau. Les flammes avaient disparu et le soleil amena le vent qui dispersa quelque peu les cendres.

Dans l'éclat de la lumière de l'aurore, je trouvai mon nouveau but. J'avais pleuré bien trop longtemps. Il était temps que leur mort soit vengée. Il était temps que Danika et Xarent trouvent la paix.

Le fouet : cet art méconnuWhere stories live. Discover now