Partie III - 2 : Saturne Dévorant Son Fils

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Quelques jours avant le 4 juillet

DANIEL SE RÉVEILLE UN MATIN avec de la fièvre. Il a le teint blafard et le regard brillant. Ses yeux sont cernés d'un ton bleuté, et les vaisseaux sanguins dans le blanc de son œil sont dilatés. Il observe Madeleine dans son lit, se demandant ce qui adviendra d'elle. Assez égoïstement, il a peur de la perdre, peur de perdre ce lien qu'elle incarne avec le monde extérieur et la réalité. Il voudrait lui dire ce qu'il a vécu, ce qu'il a vu et fait ; partager avec elle les horreurs de son enfance, de son adolescence et de sa vie de jeune adulte.

Alors qu'elle est encore endormie, il l'imagine être sa meilleure amie ou peut-être plus. Le menton reposant sur ses avant-bras, il l'observe. Rêve-t-elle ? Sûrement de partir loin d'ici. Comme moi. Ils étaient semblables, avec des rêves communs. Daniel essayait de se représenter la vie à l'extérieur. Que ferait-il de ses journées ? Que ressentait-on lorsqu'on faisait l'amour ? Le désir, il le connaissait et lui faisait peur. Il l'avait déjà tenue dans ses bras et l'avait vue nue. Il l'avait touchée et sentie comme un animal, cette fois-là, dans la salle de bains : elle l'avait marqué de son sang. Le jeune homme n'avait jamais oublié cet instant, et quelque chose, une créature au fond de ses limbes, quémandait davantage.

Après avoir verrouillé la porte de sa chambre, il descend les escaliers et croise son père dans le foyer.

— Ah ! Te voilà, lance celui-ci. Qu'est-ce qui ne va pas encore ? T'as une sale tête.

Daniel s'immobilise, faisant nerveusement jongler les clefs entre ses mains

— T'es tellement faiblard que t'as bien dû nous choper la grippe...

Le fils acquiesce, transpirant. D'un geste maladroit, il fait tomber le trousseau. Monsieur Spillman se moque en le voyant se pencher pour les ramasser.

Mal en point, Daniel est saisi d'un vertige.

— Tu me fais rire avec tes petites clefs... Tu dois vraiment l'aimer, cette chienne.

Le jeune homme baisse les yeux, ne sachant que répondre tandis qu'il attache le trousseau à son ceinturon. Il a toujours craint son père, mais Madeleine est arrivée et les choses sont désormais différentes. Elle lui a ouvert les yeux et l'a sorti de cette léthargie où il s'était plongé afin de survivre à cet endroit. Depuis, la peur s'estompe progressivement, cédant la place à la haine.

— Va voir ta mère, reprend Albert. Elle t'attend pour charger le camion. Ne t'avise pas de jouer les mauviettes et de revenir sous prétexte d'être malade ! On a beaucoup de travail.

Le jeune homme se souvient du jour où il a tué son demi-frère, Henry. Il se souvient de l'étrange satisfaction, cette force qu'il a ressentie pour la première et dernière fois, cette puissance, cette domination : posséder la vie d'un autre.

Le contrôle avait ravagé ses entrailles comme un orgasme.

Une pulsion, quelque chose... Il se voit brièvement étrangler son père.

— Quoi ? s'écrie ce dernier, discernant l'étrange regard de son fils. Qu'est-ce que tu fixes comme ça ? Bouge-toi ! Va travailler.

Quand Daniel sort de chez lui, son esprit est ailleurs. Ses cheveux bruns sont trempés de sueur lorsqu'il arrive devant le camion. En bras de chemise, il se baisse sur la première caisse de vin et la dépose avec fracas à l'arrière du véhicule.

— Hé, Daniel ! s'exclame le conducteur, remontant le chemin depuis l'épicerie. Laisse-moi t'aider, mon garçon. Tu m'as l'air mal en point.

Épuisé, le brun hoche la tête avant de s'éloigner en titubant vers d'autres caisses. Un nouveau vertige l'attire vers la gauche, comme un bateau qui tangue sur les vagues. Il est sur le point de s'effondrer, mais le camionneur le rattrape de justesse.

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