Partie II - 5 : KLANSMAN

323 69 83
                                    

— L'UN DES BUTS DE NOTRE ORGANISATION en tant qu'association anticommuniste et chrétienne, est de lutter contre le mélange des races.

Sous le hangar qui sert de chapiteau ce 4 juillet 1960, Daniel Spillman, une coupe à la main, écoute le Grand Dragon réciter un discours entendu à maintes reprises.

— Pour cela, reprend le Grand Dragon, il s'agit d'alerter le peuple. Nous devons l'aider à faire le bon choix, exhorte-t-il. C'est-à-dire, guider son vote. Je crois que nous avons fait du bon travail pour le moment.

Un murmure s'élève à mesure que les invités approuvent et se félicitent.

— Certains affirment que nous usons de notre pouvoir dans le but de contrôler ou de dominer la population, que nous imposons une théorie politique étrangère aux lois du gouvernement, que nous utilisons la force, la violence, ainsi que d'autres moyens illégaux afin d'ôter aux citoyens de la Louisiane les droits qui leur sont garantis par la Constitution de notre pays. Selon eux, nous affectons même la sécurité de nos compatriotes, ainsi que le fonctionnement de l'État. Pourtant, nous ne faisons que notre devoir, rendre cette nation à sa race et à sa primauté !

Cette fois-ci, les murmures laissent place à des acclamations.

— Ne prêtons-nous pas serment ? Les États-Unis d'Amérique ne sont-ils pas, à nos yeux, supérieurs à tout autre gouvernement ? Civilisation ? Politique ? Religion ? Nous avons prêté serment d'allégeance envers ce pays. Nous lui avons solennellement voué notre vie, nos possessions, notre vote et notre honneur à hisser notre drapeau, notre Constitution et nos Lois. Il s'agit désormais de le défendre et de le protéger contre toute forme d'attaque, aussi subtile soit-elle. Jusqu'à la mort !

La foule répète en chœur :

— Jusqu'à la mort !

* * *

ENTRE LES ARBRES, L'ANCIENNE GRANGE forme un rectangle où nichent les oiseaux. Daniel Spillman rejoint la procession et suit le groupe, guidé par le Grand Dragon. Le gravier crisse sous leurs chaussures cirées à mesure qu'ils s'approchent de l'escalier de pierre noire. Le Grand Dragon se tourne vers la foule puis fait signe à Daniel de s'avancer.

— À vous l'honneur, dit-il, Monsieur Spillman.

Tandis que le Grand Dragon – qui n'est autre que le Sénateur Lavoie – désigne l'escalier, il encourage Daniel à gravir la première des quinze marches.

Le jeune homme regarde la rampe se tordre dans la roche avant de se retrouver suspendue dans le néant. Arrivé sur la seconde marche, il se retourne et considère un instant la foule ; celle-ci l'étudie d'un seul œil alors qu'il reprend son ascension. Devant la porte rouge, Daniel perçoit le délicat parfum de l'anxiété lui serrer la gorge. Il soustrait la lourde barre de ses gonds, usant de toute sa force, et parvient à l'ouvrir dans un grincement métallique. Au fond de la grange, dans une cage trop petite pour y tenir debout, une enfant les observe à travers les barreaux, loin de l'unique fenêtre.

— Êtes-vous prêt, Monsieur Spillman ?

Daniel se tourne vers le Grand Dragon, qui le regarde cérémonieusement. Une longue toge immaculée se trouve entre ses mains. Deux hommes, plus âgés que Daniel, lui font lever les bras et laissent couler la robe de sacrifice le long de son corps svelte.

— Nommez votre témoin, ordonne le Grand Dragon.

Un garçonnet, également vêtu de blanc, apporte le poignard serti de rubis dans sa précieuse boîte d'ivoire.

— Je nomme David Lavoie, Klansman, murmure Daniel.

Tandis que la foule s'écarte devant lui, David, le fils du Sénateur, avance jusqu'à son ami. Dans le murmure des pas qui s'éloignent, Daniel ne peut détacher son regard de la fillette. Une fois David à ses côtés, le Grand Dragon ferme la porte sur eux. Daniel dépose le poignard entre les mains de son camarade avant de s'approcher silencieusement de la cage.

— Comment t'appelles-tu ? demande-t-il en se baissant.

— Damian, souffle l'enfant.

David les observe à quelques mètres sous le toit vermoulu. Daniel se redresse et examine la fillette, avant de revenir vers David qui lui lance un regard interrogateur. Le fils Spillman saisit le poignard entre ses mains et s'accroupit, retroussant son pantalon alors que la gamine pleure dans la cage.

— Qu'est-ce que tu fais ? murmure David.

L'index contre sa bouche, Daniel entame un pan de sa propre chair avant d'essuyer la lame contre sa toge. Les yeux pleins de larmes, Damian Mosley le fixe sans comprendre. David observe la seconde entaille apparaître sur le mollet sanguinolent de son ami. Daniel appuie sur ses plaies, puis baigne ses mains et son visage de sang.

Il va rejoindre la fillette.

— Ne fais pas de bruit, chuchote-t-il. Je vais revenir te chercher.

— Daniel ? lance doucement David. Qu'est-ce que tu fous ?

Daniel se retourne et son regard est sans appel : il ne tuera pas cette gosse. Quelques minutes plus tard, il se dirige vers la porte et fait signe à David de sortir le premier. Les deux jeunes hommes barricadent la grange et retrouvent le silence religieux des invités.

Le Grand Dragon examine son fils avant de lui demander d'une voix grave:

— Klansman, êtes-vous témoin ?

David Lavoie n'ose affronter le regard de son père. Il dévisage froidement la paille humide qui couvre le sol et semble réfléchir.

— Je suis témoin, déclare-t-il après quelques secondes.

Une fois l'angoisse dissipée, Daniel tourne son visage ensanglanté vers le soleil.

La foule l'acclame et le félicite.

* * *

LA VOIX DU SÉNATEUR PARAÎT lointaine aux oreilles du fils Spillman, se mêlant aux plaintes du vent. Le jeune homme est happé par l'image de David, qui, le dos tourné, observe l'immensité des champs.

— Des projets, murmure le sénateur. [...] Plusieurs églises [...] Mais le plus important, l'animal du maire.

Daniel acquiesce vaguement, laissant le sénateur poursuivre :

— Qui est cet officier qui est venu vous voir, mon garçon ?

— L'officier Claude Dixon, répond Daniel, sortant de sa torpeur.

Le sénateur Lavoie opine doucement.

— Nous en ferons part au Lieutenant-Colonel Charles. Nous ne pouvons pas laisser cet homme fourrer son nez partout.

— Bien sûr, Sénateur.

Lavoie pose une main paternelle sur l'épaule du jeune homme.

— Nous plaçons beaucoup d'espoir en vous, Daniel, vous le savez ?

Le brun acquiesce, puis le sénateur sourit.

— Allez profiter du buffet, mon garçon. C'est une belle fête que votre famille nous offre encore, aujourd'hui !

Daniel hoche poliment la tête. Il regarde le Grand Dragon s'éloigner vers quelques invités qui l'accueillent en cancanant.

L'éloge a quelque chose d'animal.

KuklosWhere stories live. Discover now