Partie I - 4 : L'Initiation

742 105 110
                                    


ADAM SPILLMAN ENTRE DANS L'ÉPICERIE, juste au moment où un jeune homme, afro-américain, en sort ; c'est le petit ami de la caissière. Adam pose son regard sur la femme blanche derrière le comptoir. Elle lui décoche un sourire chaleureux.

Aujourd'hui, Adam n'est pas dans son fauteuil roulant. Il se déplace en boitant à travers les rayons, choisissant quelques briques de lait et boîtes de conserve : des produits lourds. Lorsqu'il arrive devant la caisse, il dépose ses articles et une salade, que l'épicière emballe soigneusement dans un sac en papier.

Ils font la conversation.

— Je ne vous ai jamais vu en ville, murmure-t-elle.

— Je ne suis pas d'ici.

Elle remarque qu'il boite et lui propose :

— Laissez-moi vous aider à porter vos courses jusqu'à votre voiture.

— C'est très aimable, mais mon cousin m'attend dehors. Je peux compter sur lui.

— Cela ne me dérange pas, insiste-t-elle. Ce ne sera pas long.

Tout sourire, Adam Spillman songe : ce n'est jamais long, trésor...

* * *

LE MANOIR SE DRESSE, CACHÉ SOUS LA VÉGÉTATION. Dans le hall, l'escalier d'honneur et les peintures sévères des pères fondateurs font forte impression.

Au premier étage, Adam Spillman se tient à genoux au centre de l'assemblée. Les portes s'ouvrent et l'épicière est traînée dans la salle. Adam lève les yeux et admire le grand Sorcier dans sa robe pourpre. Celui-ci lui tend une longue tige en fer à l'extrémité incandescente. Les membres entourent Adam en formant un cercle. Partie intégrante de ce cercle, Daniel remarque l'attention que son père porte sur son cousin – un regard qu'il n'a jamais reçu auparavant.

Les cris désespérés de la jeune fille se noient dans le chant des prières et les vivats. Bientôt, la foule s'éparpille autour de son corps.

Les hurlements se taisent.

* * *

DANS LE PARC DU MANOIR, des tables ont été dressées à l'ombre des arbres pour célébrer l'occasion. Daniel parle et Jeanne Helens l'écoute, captivée par ses mots, par sa bouche. Des années auparavant, il était un petit garçon timide aux pommettes hautes qui divertissait l'assemblée sans le vouloir. Le Klan le considérait comme un exemple à suivre pour faire perdurer la race : l'une de ses plus importantes réussites – et son plus grand forfait.

À ce jour, Daniel Spillman n'en savait toujours rien.

Le maire, monsieur Yves, est assis devant lui, sa main gauche soutenant négligemment son menton, tordu par un rire. Dans sa veste de costume tartan, il observe Daniel, le regard perçant et méditatif.

— Daniel, commence-t-il, vous n'avez rien à envier à votre cousin.

Une pointe de fierté éveille le jeune homme.

— Je me rappelle votre initiation comme si c'était hier, reprend le maire. Je ne peux pas m'empêcher d'admirer avec quel sang-froid vous aviez exécuté cette épreuve !

Miss Helens approuve les dires de monsieur Yves. Le fils Spillman sourit poliment, puis regarde ailleurs. La discussion se poursuit sans lui. Il a l'impression d'être seul parmi les convives, les observant d'un point de vue extérieur et détaché. La seule chose qu'il remarque, c'est le double collier de perles de Jeanne Helens et l'affreux tailleur rouge brique de madame Anderson. Profitant de l'effervescence alors que les desserts apparaissent, le jeune homme s'échappe à l'intérieur du manoir.

Près de la verrière donnant sur le parc, il se faufile à travers un ballet de serveurs et leurs plateaux d'argent, puis se glisse dans la cuisine où les domestiques s'affairent. Un air flotte dans la demeure comme un parfum, provenant du grand salon.

L'enfant du député, Thomas, s'est assoupi sur le sofa.

« ♫ Down by the stream... How sweet it will seem ♫ »

Le bavoir est encore attaché à son col, une part de gâteau sur ses genoux. Daniel s'assoit délicatement à ses côtés. Il entend des pas se rapprocher, puis deux mains se posent brusquement sur ses épaules. Il incline la tête ; sa nuque se fond dans le cuir.

Un regard bleu le transperce.

— Toujours à fuir, hein ?

Le fils Spillman sourit en apercevant son meilleur ami.

— Où étais-tu ? demande-t-il. Je ne t'ai pas vu dehors.

David Lavoie pose sa guitare contre le fauteuil où il se laisse choir.

— C'est sûrement parce que j'étais absent.

— Je t'envie ton père et ta liberté...

David est le fils aîné du député, d'origine québécoise et du même âge que Daniel.

— Et ma langue ! Puisque tu l'as apprise.

Un rire illumine brièvement le visage de Daniel Spillman.

— C'est faux. Moi, on m'a enseigné le français. Pas cette chose bizarre que tu parles.

— Oh, tais-toi donc.

Un sourire aux lèvres, David extirpe une cigarette avec ses dents, propose le paquet à Daniel. Ce dernier refuse poliment.

— Le môme dort à côté, souligne-t-il.

Le jeune Lavoie allume sa cigarette dans un haussement d'épaules.

— Et alors ? C'est un bâtard.

Il souffle la fumée vers l'enfant et éclate de rire.

— Sa mère est morte, poursuit-il. Père et moi l'avons tuée. Elle ne supportait pas la perte de son gosse. Franchement, nous n'en pouvions plus de ses hurlements. Je te jure ! C'était l'enfer, cette baraque. Sa maudite voix... Dans ma chambre, même en jouant de la guitare, je l'entendais toujours ! Tu imagines ? Elle gueulait : « Rendez-moi mon fils ! » mime-t-il froidement. « Rendez-moi mon fils ! »

Il soupire, puis s'enfonce dans son fauteuil.

— Mais, le calme est revenu, reprend-il. Désormais, je peux retourner à mes gammes. Par chez vous ? De nouvelles têtes, je crois ? Mon père en parlait avec le tien dehors.

Après un bref silence, Daniel se redresse.

— Oui, une jeune femme. Une blanche.

— Qu'est-ce qu'elles ont toutes ? Bah ! Ça me répugne.

Le jeune homme grimace et rejette la tête en arrière, tirant sur sa cigarette.

— Je crois que... murmure Daniel. C'est différent avec celle-ci.

— Pourquoi ? Son noir était moins noir ? Un bon chrétien ?

David joint les mains, singe une prière et rit.

— Tu sais comment mon père les appelle ? Des brebis égarées, poursuit-il. Il dit que ces femmes qui s'allongent avec des noirs, c'est aussi terrible que ce qui s'est passé en France à la Libération avec les tondues ; celles qui couchaient avec l'ennemi et insultaient leurs compatriotes.

— Et nous, qui sommes-nous ? demande Daniel.

— Pas les nazis en tout cas !

David bondit de son fauteuil, change le disque du gramophone et se met à danser avec emphase sur une mélodie patriotique américaine.

— Tu la connais celle-là ? s'exclame-t-il.

Daniel part d'un rire égayé, secoue la tête en regardant son ami chanter :

« ♫ Who's got girls in every port ? Hanging around like flies ?

Yo-ho-ho-ho-ho-ho ! The sailor with the navy blue eyes! ♫ »

KuklosWhere stories live. Discover now