Partie I - 8 : Danse Macabre

424 91 64
                                    

LE GRONDEMENT DU TONNERRE étouffant l'horloge, Madeleine Paulson descend l'escalier. Daniel se retourne pour vérifier qu'il contrôle la situation tandis que ses parents attendent dans le hall.

— Mademoiselle, dit Daniel, s'il vous plaît, descendez.

— Oui, descendez, répète le patriarche. Nous vous avons préparé un dîner particulier.

La jeune femme atteint les dernières marches, et le rouge-gorge s'agite au son de la foudre.

— Madeleine, poursuit monsieur Spillman, savez-vous que malgré sa petite taille, le rouge-gorge est un gardien ?

La brune secoue la tête.

— Le rouge-gorge déteste les étrangers, reprend Albert. Si l'on envahit son territoire, il n'hésite pas à donner des coups de bec, à pousser de petits cris très nets qu'on perçoit de loin. Mais trêve de conversation ! Nous avons une invitée ce soir. Oh non, pas vous Madeleine... Vous faites quasiment partie de la famille. Venez, je vais vous présenter.

Il sangle fermement le bras de Madeleine et la guide vers la salle à manger où la table est richement dressée. L'argenterie, le cristal des verres et les ongles peints de cette femme scintillent sur la nappe. Assise, la captive s'efforce de garder les yeux ouverts, sa tête ballant sur sa poitrine.

— Madeleine, voici notre invitée, Mildred. Mais vous vous connaissez déjà.

Madeleine tressaille, épouvantée.

Albert Spillman poursuit :

— Mildred ne pourra malheureusement pas s'entretenir avec nous. Mon neveu, Adam, a eu la main leste cet après-midi.

Étourdie par les médicaments, Mildred vacille sur sa chaise.

— Attablons-nous ! s'exclame le patriarche.

Madeleine reste debout, mais la main du fils la rappelle à l'ordre. Comme avant chaque repas, on récite le bénédicité.

— Mildred ? s'enquit le patriarche. Allons, mettez vos mains contre votre front.

D'un coup sec, il lui fouette l'épaule à l'aide de sa serviette. À cause de l'acide, les bras de celle-ci sont parsemés de cloques. Mildred baisse la tête, puis joint les mains ; un filet de bave sanglante s'écoule des commissures de ses lèvres. Madeleine se cache derrière ses doigts, retenant des larmes de terreur. Le tonnerre grondant, elle sursaute. Monsieur Spillman fait tinter sa cuillère contre son verre, et s'éclaircit la voix.

— Avant d'entamer ce repas, j'aimerais nous mettre en appétit. Et puis, Mademoiselle Mildred semble bien incapable d'avaler quoi que ce soit... Daniel ? Pourquoi ne pas nous égayer un peu ? Régalez-nous d'une danse.

Mildred divague au-dessus de son assiette où un dépôt bilieux s'accumule.

— Oh, oui ! s'exclame Jessica. Écoutons « Rosie the Riveter. »

La musique s'élève dans le salon, mais Madeleine ne l'entend pas comme elle le devrait. Le son est faible et étouffé, vibrant à ses oreilles comme des échos, des vagues circulaires. Daniel s'efforce de soutenir Mildred entre ses bras, mais elle ne parvient pas à rester droite très longtemps. Ses escarpins crème révèlent des tendons sectionnés au niveau du talon d'Achille. Ses pieds mutilés se tordent sur leurs talons, raclant le parquet, tandis que ses bras, sans force, pendent autour du cou du jeune homme.

— S'il vous plaît, arrêtez... gémit Madeleine.

Mais Albert Spillman n'a que faire des suppliques. Il brandit sa fourchette, les yeux fermés, suivant la mélodie d'un air grave. Alors qu'il continue de valser, Daniel observe le visage inspiré de son père. Madeleine se lève et le poing du patriarche s'abat sur la table.

— Assise ! hurle ce dernier.

Madame Spillman fait signe à son fils d'éteindre le tourne-disque. Dans un crissement horrible, l'appareil s'enraye, et Mildred s'effondre. Madeleine frissonne, mais reste debout.

— Daniel ! s'écrie le patriarche. Occupe-toi de cette fille qui nous manque de respect !

Le fils Spillman affiche un air récalcitrant alors qu'il lève les yeux sur son père.

— Papa...

— Sois un homme ! Si Henry était là... il n'hésiterait pas !

Madeleine croise le regard de Daniel alors qu'il se dirige sur elle.

— Ne me fais pas de mal, l'implore-t-elle. Tu as promis... NON !

Un cri de terreur jaillit de sa gorge ; elle heurte le buffet derrière elle. Le jeune homme se fige et consulte son père.

— Maintenant, nom de Dieu ! ordonne celui-ci.

Levant les mains pour se protéger, Madeleine remarque l'expression résolue de Daniel.

Puis, c'est le noir complet.

* * *

LE SANG DE LA MADELEINE s'écoule dans le lavabo depuis les doigts de Daniel Spillman. Il observe son reflet : un corps grand et mince, à l'ossature prononcée, aux muscles délicats et aux épaules larges. Il étudie les rides marquant son front au-dessus de ses sourcils bruns, l'expression de ses doutes qui lui creusent déjà la chair.

Parfois, il se demande si ce visage est un beau visage.

Jeanne Helens lui disait qu'il était le plus beau garçon du monde.

Il ne sait pas quoi penser de ce nez particulier, de ces joues creuses, de ces pommettes saillantes, de ces lèvres aux proportions inégales, de ces taches de rousseur qui parsèment sa carnation de lait. Mais bientôt, ce qu'il conçoit de lui-même n'est plus qu'un lointain souvenir. Grâce au masque à gaz et aux inhalations de marijuana, le jeune homme parvient à échapper à l'horreur de ses souvenirs. Il inspire profondément, remplissant ses poumons avant d'exhaler dans le filtre. Les images de l'hôpital s'estompent : les murmures, les rires cruels, les regards scrutateurs des autres enfants.

Une fois en paix, Daniel ôte les sangles de sa tête et retire le masque. Flottant dans le couloir, il se sent détaché de tout, particulièrement de lui-même. Lorsqu'il ouvre la porte de sa chambre, un cri de terreur retentit. Madeleine se débat sur le lit où elle est menottée. Le jeune homme s'avance, dépassé par la situation.

Il s'assoit sur le matelas pendant qu'elle s'écrie :

— Mes pieds ! Mes orteils !

— Tes pieds n'ont rien.

Daniel soulève les couvertures, puis lui saisit la jambe.

— Tu vois ? reprend-il. Ils n'ont rien. Tu as fait un cauchemar.

On ne peut en dire autant de son beau visage.

Ce visage qu'il a dû frapper pour regagner la confiance paternelle.

Madeleine fond en larmes.

— Chhhh. Tu fais trop de bruit.

Daniel saisit le masque à gaz et propose :

— Laisse-moi te mettre ça. Laisse-moi t'aider. Tu ne penseras plus à rien, tu verras.

La jeune femme recule, mais finit par accepter. Le masque est lourd et froid, libérant ses exhalaisons. Après quelques minutes, Madeleine rit doucement sous le filtre métallique.

KuklosWhere stories live. Discover now