Partie III - 3 : Gods & Monsters

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EN QUELQUES JOURS, QUELQUE CHOSE avait changé sur le visage de Daniel Spillman. Le petit garçon soumis que Madeleine connaissait avait laissé place à un jeune homme au regard déterminé et sombre, plein d'assurance et d'une force inébranlable, enfantée par la haine et le besoin de vengeance.

La jeune femme l'entendait quitter la mansarde et descendre au sous-sol. Daniel allait retrouver son géniteur ; il le torturait sans que son agonie ne trouve de répit. La seconde nuit, Madeleine l'avait suivi en catimini et avait assisté à la scène. Elle l'avait vu mutiler son père ; il prélevait des lambeaux de peau sur ses cuisses purulentes.

Chaque nuit, le jeune homme étranglait son géniteur quelques secondes de plus. Lorsque ce dernier semblait sur le point de perdre connaissance, il le laissait respirer, puis recommençait son œuvre. Il voulait le voir souffrir, mourir chaque jour, et survivre aux tortures.

Daniel redoutait l'arrivée du quatre juillet, ce jour où le Klan allait se réunir pour fêter son ascension, prévue depuis des semaines. Mais il ne souhaitait pas y penser, car il n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait inventer afin d'expliquer l'absence de son père ou l'air égaré de sa mère. Il pensait uniquement aux blessures, aux plaies, au sang, à la douleur et aux supplications de son géniteur.

Monsieur Spillman implorait son fils de le laisser mourir, mais son bourreau ne connaissait nulle miséricorde. Parfois, Albert Spillman tentait de récupérer son garçon, le petit garçon peureux, prêt à tout pour satisfaire papa, celui qui craignait ses réprimandes. Mais l'enfant avait disparu dans le brasier d'un homme de vingt-cinq ans, un homme qui se découvrait pour la première fois.

Daniel ressentait du plaisir à mutiler son père. Il le possédait, le rabaissait et le brisait. Des années de soumission avaient fait de lui un être sans pitié, une furie qui engloutit tout sur son passage. Il y avait quelque chose de divin dans la violence qui se déchaînait en lui. Comme Dieu, Daniel Spillman demeurait impassible devant l'horreur et la souffrance.

Cette nuit, tandis qu'il abandonne dans sa cage les restes de son géniteur, le jeune homme remonte à l'étage et, absent, se déshabille dans l'escalier, abandonnant ses vêtements ensanglantés derrière lui. Nu, il déambule dans l'obscurité du couloir. Il voit des choses qui n'existent pas ou plus. Consumé par la haine et cette folie qui l'attire dans l'abysse, il imagine ce qui est advenu de sa mère biologique. Usant d'un couteau, il tue un par un les membres du Klan. Dans un semi-éveil, il leur tranche la gorge et rêve de violence.

Sous la douche, sous l'eau qu'il aime brûlante, le sang s'écoule sur son corps et disparaît progressivement. Dans l'interstice de la porte entrebâillée se trouve un œil, l'œil brun de Madeleine. Paralysée par cette vision, elle demeure un instant dans l'obscurité, le souffle coupé. Les vêtements de Daniel entre ses bras, elle sent cette sensation dans ses entrailles, un picotement, une impatience. Bien qu'il refuse de la laisser partir, la brune se sent curieusement vivante. Elle a l'impression de devenir quelqu'un d'autre, une femme qu'elle aurait réprimée ; de la chimie, une réaction, une métamorphose. Électrisée, elle observe les reliefs de son corps, sa nuque inclinée, ses lèvres entrouvertes où l'eau s'écoule. Je le déteste. Le déteste ! se répète-t-elle, sans pour autant le ressentir.

Elle se sent coupable de le désirer. Elle ne comprend pas ses sentiments et a peur de ce qu'elle pourrait faire, peur de briser ce en quoi elle a toujours cru.

Tout cela ne mène à rien, pense-t-elle.

Elle est encore sa prisonnière. Elle a envie de pleurer.

* * *

LE LENDEMAIN MATIN, UN SILENCE accablant règne dans la maison. Il est partout comme un fantôme. Il est sous les toits, hante l'étage et court sur la rampe de l'escalier. Il flotte dans le vestibule, infeste le salon et la cuisine où se trouve madame Spillman. Assis devant elle, se tiennent Daniel et Madeleine.

Ses jambes gracieusement croisées, ses mains reposant sur ses genoux, la belle dame les observe tour à tour. Un air de dédain marque ses traits comme elle considère succinctement Madeleine, puis d'incompréhension, de déception, lorsque ses yeux bleus se posent sur son fils.

— Que se passe-t-il, maintenant ? demande-t-elle, pensant contrôler la situation. Quels plans grandioses as-tu élaborés pour notre futur ? ajoute-t-elle d'une voix roulante, pleine de cet accent du sud. Vas-tu laisser mourir ton père dans cette cage comme un animal ? Daniel, tu ne peux pas continuer comme ça. Une mère est le meilleur des juges.

Le jeune homme l'observe un instant.

— Tu n'es pas ma mère. Tu ne l'as jamais été.

Le visage de Jessica se décompose.

— J'ai été davantage ta mère qu'il n'a jamais été un père pour toi ! lâche-t-elle.

Madeleine se sent à l'étroit et remarque ces larmes, menaçantes, au bord des yeux de madame Spillman.

— Je ne vais pas le laisser mourir, répond Daniel. Je veux qu'il souffre comme j'ai souffert. Vous m'avez menti toute ma vie !

— Tu crois que je n'ai pas souffert ? s'écrie sa mère, tapant du poing sur la table. Tu crois être le seul ? (Un rire nerveux lui échappe, puis un sanglot.) J'ai souffert dans cette maison. Cette maudite maison ! Si tu crois avoir souffert, mon garçon... tu n'en as aucune idée. Moi, je sais ! Je sais, répète-t-elle fièrement.

Madeleine ne peut s'empêcher de penser à ces premiers jours de captivité et à ce que Jessica Spillman lui a fait subir.

— Tu ne m'as pas aidé, rétorque Daniel. Où étais-tu lorsqu'ils m'ont envoyé chez les dingues, hein ? Pourquoi m'avez-vous gardé ? Et Henry ? Était-il jamais mon frère ou rien qu'un gamin comme moi ?

Un sourire amer déforme les lèvres carmin de madame Spillman. Elle laisse un silence s'installer, puis tapote son paquet de cigarette contre la table en formica.

— Tu as toujours été mon préféré, souffle-t-elle. Tu étais si beau, si pur. J'ai fini par oublier que je ne t'avais pas donné la vie. Mais une mère, reprend-elle à travers les volutes de fumée, je l'ai toujours été, toujours été. Je n'ai jamais pu avoir d'enfant et, tu étais... tu étais mon petit miracle ! (Daniel la regarde partir de ce rire nostalgique.) Henry ne m'a jamais aimé. Mais toi... toi, tu me regardais avec ces yeux pleins d'admiration, pleins de confiance.

— Et pourtant, vous l'avez abandonné à la folie de son père, l'interrompt Madeleine. Est-ce qu'une mère ferait cela ?

Daniel la considère, surpris par son intrusion.

Jessica pose un regard condescendant sur la jeune femme.

— Et qu'en saurais-tu, petite fille ? (Les deux femmes se jaugent à travers la table.) Je connais les gamines comme toi, reprend madame Spillman, désignant Madeleine de sa cigarette. Vous êtes toutes les mêmes ; on peut vous lire comme un livre ouvert.

— Vous ne connaissez rien de moi. Vous n'êtes qu'une vieille folle.

Jessica Spillman lâche un petit bruit sidéré comme Madeleine se lève et retourne à l'étage de son plein gré.

— Tu la laisses me parler comme ça ? s'étrangle-t-elle, reportant son attention sur Daniel.

Celui-ci quitte sa chaise à son tour, puis l'observe. Il croit trouver une forme de supplication dans son regard ; elle cherche de l'amour, une once d'amour, qui subsisterait dans ses yeux. Jessica s'approche, plantant ses coudes sur la table ; une position de soumission que Daniel ne lui a encore jamais vue.

Elle saisit son poignet entre ses paumes.

— Daniel... Mon petit Daniel... Je t'aimerais toujours.

Celui-ci retire sa main, qu'elle tente d'embrasser, puis recule.

— Tu devrais te réjouir que je ne te tue pas, murmure-t-il.

Le jeune homme l'abandonne et part retrouver Madeleine.

KuklosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant