Partie II- 6 : Your Lips, My Lips, Apocalypse

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ATTENDANT AVEC EMPRESSEMENT le départ des invités, Daniel Spillman sillonne le jardin, saluant messieurs et mesdames, proposant un vin de leur cru et autres coupes de champagne.

Il trouve un peu de réconfort dans la cuisine vide de toute âme.

Le silence l'apaise, même si le brouhaha extérieur parvient à infiltrer les murs de la maison. Ce bruit lui rappelle un écho, l'empreinte de la foule obsédante qui bourdonne encore à ses oreilles. Son regard se perd par la fenêtre, ce carreau tendu vers une liberté effrayante, mais convoitée, vers l'autonomie, si étrangère.

Les arbres s'agitent, faisant remonter en lui des souvenirs.

Il se remémore l'affolement, sa course effrénée entre les fougères et l'odeur pénétrante de l'incendie. Dans l'indicible brasier qui léchait la forêt, le secret de son enfance reprend vie. Il hurle une vérité ignoble et inavouable à travers le chaos des flammes.

Il galope, petit garçon, ne percevant que son souffle haché. On entend une détonation, un coup de feu à travers les arbres où les oiseaux s'envolent.

Pauvre Henry, son "frère," brûlant dans le ravin, dans la bassine enfiévrée de la forêt.

Daniel se demande si ce souvenir arrêtera un jour de le hanter.


À LA NUIT TOMBÉE, LE FILS SPILLMAN contourne la grange et grimpe l'escalier. Durant quelques minutes qui lui paraissent une éternité, il s'évertue à convaincre la fillette de cesser de pleurer et de se tenir tranquille. Il l'emporte avec lui, la jetant sur son épaule après l'avoir entourée d'un épais sac de toile.

Il traverse diligemment le terrain, percevant la petite sangloter contre lui. Dissimulé par la noirceur de la campagne, il presse le pas.

Et si David parle ? S'il raconte tout à son père, le sénateur ?

Sans réussir à chasser ces pensées, Daniel se dirige en direction de la maison. Il atteint la porte à l'arrière et entre. La demeure est silencieuse, plongée dans l'obscurité.

Le jeune homme monte à l'étage, puis gravit d'autres marches, plus raides, qui le mènent au grenier où personne n'ose se rendre. Le plancher vermoulu semble bien incapable de supporter le poids d'un adulte.

Mais celui d'une enfant...

Il l'installe sur une couverture, lui ordonne de ne pas faire de bruit, de ne pas se déplacer sur le plancher, de rester sur le couvre-lit. Il lui apporte à manger, ce qui n'est pas difficile, étant donné l'amont de nourriture laissée par les convives.

La fillette le contemple depuis l'étendue limitée de la couverture verte.

— Je reviens bientôt te voir, lui promet-il. Tu ne crains rien. Personne ne va te faire de mal.

La petite acquiesce, jaugeant les assiettes, former un cercle autour de son abri de fortune.

Le brun s'éloigne prudemment, verrouillant les combles derrière lui.

* * *

DANIEL SPILLMAN N'AURAIT JAMAIS pu imaginer ces deux dernières semaines, ce qu'il a fait, ce que Madeleine a fait pour lui : elle l'a aidé.

Ce soir, elle l'aide encore une fois.

Après avoir passé la journée dissimulée dans la maison, loin du regard des convives, la jeune femme est heureuse de respirer le parfum nocturne de la campagne.

Madeleine Paulson n'aurait jamais pu imaginer ces deux dernières semaines, ce qu'elle a fait, ce que Daniel a fait pour elle : il l'a aidée.

Après avoir passé la journée à prétendre être quelqu'un qu'il n'est pas devant les convives, le jeune homme est heureux de ne plus devoir jouer la comédie.

Elle marche derrière lui, dans son sillage, et le fils Spillman ne peut s'empêcher de penser à son corps, la nuit où tout a changé.

La brune lui était apparue comme une vision, là, penchée sur son corps. Sous la mansarde, sous l'éclat de la lune qui lui révélait les courbes charnues de sa bouche, de sa poitrine, l'éclat, encore plus argentin, du couteau qu'elle tenait contre sa gorge, le précipitant contre le tapis persan.

Les cheveux de la jeune femme avaient poussé et lui balayaient le visage. Daniel avait perçu son souffle tiède, la tenant par les hanches, ses doigts fondus contre la pulpe de sa chair. Il avait prié pour qu'elle le tue. Il lui avait souri de ce sourire simple et sans méchanceté, le regard qui disait : "Vas-y, fais-le."

Madeleine avait senti son cœur battre, assise sur lui, à califourchon, une main plaquée contre son torse, l'autre, gardant fermement la lame sous sa gorge. Elle était happée par ses yeux, sa bouche, son visage enfantin, et craignait de ne l'avoir jamais détesté, de trouver en lui de la beauté et des excuses, de devenir un monstre.

La jeune Paulson souhaitait le connaître pour ce qu'il était vraiment et le débarrasser de son père. Elle ne le tua pas, et Daniel Spillman abandonna le petit garçon qui hurlait en lui.

Entre ses bras, il perçut pour la première fois cette rage, ce désir possessif, intrusif, cannibale. Comme si Madeleine pouvait ressentir ses pulsions, elle lui mordit l'épaule, lui arrachant à vingt-cinq ans son premier orgasme.

S'extirpant de ses pensées et retournant au présent, Daniel entre dans l'abattoir, suivi de Madeleine.

— Que doit-on faire ? demande-t-elle. Tu as dit que tu avais une idée.

— Je ne pouvais pas faire ça, murmure le jeune homme. Je ne pouvais pas...

Il se presse vers les porcs suspendus et retire de son crochet un porcelet de taille moyenne.

— Daniel, qu'est-ce que tu fais ?

— Allume le four, s'il te plaît. Ils demandent les cendres de la personne sacrifiée, c'est un trophée. Il faut que je leur donne quelque chose ! L'enfant ou ce cochon, ces idiots ne verront pas la différence.

Madeleine acquiesce et s'active tandis que le jeune homme porte le cochon de lait sur la table de boucher. Après quelques minutes, ils jettent de concert la bête dans le four et le regardent se consumer.

Daniel tourne la tête.

— Pourquoi est-ce que tu m'aides ? souffle-t-il. Tu sais que tu peux toujours rentrer chez toi.

La brune reste silencieuse, sans quitter les flammes des yeux. Le feu attaque peu à peu l'ossature de l'animal.

— On dirait qu'il est en train de fondre, murmure-t-elle, de la fascination dans la voix.

Un tic nerveux fait trembler les lèvres du fils Spillman. Il la regarde sans rien dire, puis acquiesce. 

Son visage luit, délicat, hâlé par la proximité du feu.

KuklosWhere stories live. Discover now