Partie I - 2 : Vertigo

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LE SALON EST GRAND et somptueux, une arche qui renferme les reliques d'un passé révolu. Le fils Spillman joue du piano, ses doigts dansants sur les touches avec délicatesse. Madeleine, installée à la table, contemple le musicien, fascinée par les mouvements harmonieux de ses mains qui dévoilent des veines saillantes et bleutées. Elle est captivée par ses larges épaules, sa nuque couleur de miel et ses cheveux bruns. Ses yeux, d'un doux ton noisette, prennent parfois la couleur d'une mer vert pâle. Il émane de lui une assurance tranquille, une certaine retenue qui l'enveloppe d'une aura de mystère.

Si Daniel n'était pas de chair et de sang, il serait une nuit silencieuse qui attend l'aube depuis vingt-cinq ans, une éternité immuable.

— Merveilleux ! s'exclame madame Spillman.

— Merveilleusement triste, rétorque son époux. Je ne prêche pas pour le jazz, mais ces airs de piano n'égayent guère les invités.

Le jeune homme, obéissant aux ordres de son père, se lève et lance le tourne-disque. Madeleine étudie le patriarche : c'est un homme de la campagne au visage tanné par le soleil et le dur labeur. Comme son fils, il a les cheveux bruns, mais ses yeux sont d'un bleu clair. Sa barbe poivre et sel dissimule une lèvre supérieure ornée d'une moustache abondante et désordonnée qui frémit à chaque parole.

— Reprendrez-vous un peu de limonade, Madeleine ? demande Jessica.

La jeune femme acquiesce tandis que Daniel revient s'asseoir.

— Avec plaisir. Votre limonade est délicieuse.

Madame Spillman se redresse ; une main sous la carafe, l'autre sur l'anse.

— C'est une recette de famille, dit-elle en inclinant le poignet. Très bien conservée...

— Et, très spéciale ! ajoute Albert. Je préfère mon vin, dit-il en se servant encore.

Madeleine part d'un rire amusé, cherchant du regard le fils Spillman, assis à sa droite.

Celui-ci semble absent.

— La vie paraît calme ici, murmure la jeune femme.

— Vous venez de la ville, affirme le patriarche avec quelque chose de péjoratif.

Madeleine sirote sa limonade et ne réagit pas.

— À quoi travaillez-vous ? demande-t-elle.

Monsieur Spillman s'enfonce dans sa chaise d'un air satisfait avant de répondre :

— Nous possédons les champs de coton et les vignes derrière la maison. Puis, nous tenons la boutique en bas, près de la route. Vous avez sûrement dû la voir.

La jeune femme observe sa main qui semble soudainement énorme sur le verre à moitié vide. Un frisson la parcourt de la tête aux pieds. Elle ferme rapidement les yeux, cherchant à se ressaisir, sentant son cœur battre à tout rompre.

— Et vous, que faites-vous ? reprend l'homme avec nonchalance.

Madeleine sent une confusion grandissante envahir son esprit. Ses membres sont paralysés. Elle est prisonnière de son propre corps, incapable de fuir le sourire sinistre d'Albert Spillman. Ses dents brillent d'une lueur malveillante sous sa moustache noire, tandis que les yeux de la jeune femme s'élargissent d'effroi. Elle est clouée sur place, ses mains tremblantes agrippées au bord de la table.

— Je suis... Je suis... Excusez-moi, dit-elle en déglutissant. Je peine à respirer.

Le patriarche prend une gorgée de son verre.

— Vous pensez toujours tout savoir, pas vrai ? lance-t-il. Vous autres, missionnaires.

Les doigts de Madeleine se crispent contre la nappe brodée alors qu'elle commence à paniquer. Les murs semblent se resserrer autour d'elle, comme pour l'engloutir. Elle se met à respirer frénétiquement, cherchant une issue à ce cauchemar éveillé.

— Je ferais mieux de rentrer, halète-t-elle. Il se fait tard.

— Pauvre enfant, murmure Jessica, se levant la première. Laissez-nous vous aider.

La jeune femme peine à se redresser, son cœur cognant furieusement contre sa poitrine. Les yeux fixes d'Albert sont posés sur elle, la faisant suffoquer, avant qu'elle ne s'effondre sur le tapis persan aux couleurs mouvantes.

— Trois verres ! s'exclame monsieur Spillman. C'est une coriace, ajoute-t-il, tamponnant sa serviette contre ses lèvres. Daniel, porte-la sur le canapé.

— J'ai cru que ça n'en finirait jamais, renchérit son épouse.

Celle-ci, indifférente, allume une cigarette et contemple Madeleine qui rampe sur le parquet. Comme toujours, Daniel obéit à son père. Il se penche et soulève délicatement la demoiselle. Il sent le linge propre. Sa joue contre son cœur, ses mains autour de sa nuque, Madeleine a l'impression de danser sur un nuage de sucre et de coton.

« ♫ I hope and I pray, that you'll understand ♫ »

Lorsque la jeune femme parvient à ouvrir les yeux, c'est la pièce entière qui tourne : l'horloge suisse, les fauteuils, la cheminée et les livres. La mélodie du gramophone berce ses sens. Des vagues de chaleur concentriques naissent et grandissent contre ses tempes, contre ce polo si doux, entre ses bras, au sommet de sa tête où le menton de Daniel repose.

« ♫ As we dance to this melody for lovers ♫ »

La ballade devient lointaine et assourdissante. « Madeleine ? » murmure quelqu'un. « Venez vous asseoir. » De nouvelles mains la tiennent, sur le côté et par la taille. Étendue sur le canapé, la jeune femme ouvre les yeux : trois formes palpitent comme des feux follets.

— Pauvre petite, dit Jessica avec une moue moqueuse.

Les trois silhouettes gravitent par vagues de couleurs. Leurs voix se mêlent, imprécises. Deux ombres se retirent, mais leurs rires s'éternisent. Un seul visage perdure dans le brouillard ; Daniel est agenouillé près d'elle.

Son regard sombre perce le voile.

« ♫ Your eyes, they glow, like stars... in the night ♫ »

KuklosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant