Partie I - 7 : Animaux

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FUYANT LE RIRE DES FEMMES FÉROCES, Daniel se réfugie dans la maison de miss Helen. Il ouvre le réfrigérateur et verse un peu de crème dans une porcelaine, observant les arbres danser à l'horizon – le vent fait ployer les plus frêles et disperse les aigrettes des pissenlits. Quelques minutes plus tard, lorsque Jeanne Helens entre, la porte du patio est entrebâillée, des myriades de feuilles balaient le sol carrelé.

Daniel a disparu.

* * *

LE TEMPS EST LONG AU SOUS-SOL. Madeleine tousse, tirant du sommeil la captive dans la cage voisine. C'est une femme de couleur, maigre à faire peur.

— Hé, toi ! l'interpelle cette dernière.

La jeune Paulson tourne la tête.

— Si le fils te sort de nouveau de là, reprend l'autre, tente quelque chose ! Ou tu sais ce qu'ils te feront ? Le vieux, il viole les blanches. Ce fou prétend de vous purifier de vos péchés.

— De nos péchés ?

— Si t'es ici, c'est parce qu'il t'a vue avec un noir.

Le visage de Madeleine se décompose.

— Non, je n'ai pas... Je n'ai pas de petit ami. Combien de femmes as-tu vu passer ?

— Deux.

— Comment t'appelles-tu ?

— Moi, c'est Mildred.

Soudain, la porte s'ouvre en haut des marches et une silhouette apparaît dans le contre-jour. Daniel tire sur la cordelette pour allumer l'ampoule et descend l'escalier.

Alors qu'il courait à travers les champs et les vignes, la demeure lui est apparue comme un phare dans la tempête, une promesse de paix éphémère. Que penserait son père ? Fatigue passagère ou insubordination ? Le jeune homme a besoin de ce moment de solitude. Cela lui permet de maîtriser les choses autour de lui, mais surtout, de se contrôler lui-même.

Du moins, c'est ce qu'il croit.

Quand il est seul, Daniel arrive à penser plus clairement. Il réalise alors que sa situation n'est pas des plus normales. Toutefois, dès que ses parents envahissent son espace, Daniel se perd à nouveau et oublie l'horreur de son quotidien. Celle-ci devient la norme, et il se transforme tour à tour en bourreau et victime – un monstre servile et fiable. Il doit faire plaisir à maman et rendre papa fier. Il n'existe pas pire torture dans son univers qu'un air déçu dans le regard de ses parents.

— De l'eau ! supplie Mildred.

Le jeune homme considère l'écuelle vide et se dirige vers la cellule de Madeleine.

— Espèce de chien ! le maudit Mildred.

Un tic nerveux crispe les traits du fils Spillman. Sa main vient s'accrocher à la grille, ses doigts s'insinuant entre les barreaux comme des serres.

— Tu es à moi, murmure-t-il à Madeleine. Je ne te ferai aucun mal.

Elle le regarde, horrifiée.

— Menteur ! s'écrie Mildred. J'ai vu ce que tu faisais ce matin. Tu chantais en découpant son corps. J'ai tout vu, sale dégénéré !

Daniel se fige, ne parvenant plus à soutenir le regard de Madeleine.

— Que chanteras-tu quand notre tour viendra ? Quand tu nous balanceras au feu comme les autres ? Ton père a raison : tu n'es pas un homme !

À ces mots, le fils Spillman sourit nerveusement. Ses traits se durcissent et ses yeux bruns brillent d'une nouvelle lueur. Il se dirige vers la porte métallique, celle qui mène à la buanderie sous la maison de tante Bessie, puis traverse le tunnel.

Surprises, les deux femmes s'observent depuis leur cage respective. De l'autre côté du tunnel, on entend l'eau qui coule dans le lavoir. Un silence pesant et transitoire remplit la cave, interrompu par des échos et des portes qui claquent.

Tout à coup, on entend le murmure de Daniel Spillman, le grincement des gonds, et la voix étouffée d'une femme dont les mots demeurent indéchiffrables. Le jeune homme réapparaît au son de cette chanson qui se joue au loin, « Mr. Sandman. » D'un geste enragé, il déverrouille la cage de Mildred et l'entraîne dans le tunnel. Madeleine se colle aux barreaux et sursaute à l'écho du premier cri. Les portes claquent. Des hurlements. L'eau du bain qui remue. Un grincement de roues. Des murmures.

Madeleine tremble, les mains plaquées contre sa bouche. Un grognement sourd. On tire une chaise. Quelqu'un joue de l'harmonica. Une voix juvénile et masculine se met à chantonner.

« ♫ Bam bam bam bam ! Mr. Sandman...

YEEEES? Give me a dream! ♫ »

Madeleine tend l'oreille et perçoit le son d'une allumette.

— Garde les gants, Dani, conseille la jeune voix. Tu vas te brûler.

Dans la buanderie, Daniel remarque les marques rouges sur ses bras déjà irrités par l'acide. Il évacue l'eau du lavoir, et observe la captive trembler, se gratter et haleter sur la chaise. Adam Spillman se lève de son fauteuil roulant, continuant de chanter pendant que le vinyle tourne dans le vide, produisant un crépitement.

— On devrait dire à ton père de changer de disque, déclare celui-ci. Franchement, ça devient lassant. Cette chanson va finir par me rendre dingue !

Il rit, puis écrase sa cigarette sur l'épaule de Mildred. Un cri de douleur s'ensuit.

— Pas sans la musique, Adam ! Quelqu'un pourrait nous entendre.

Adam pouffe avec mépris.

— Qui ça ? La moitié de la ville est avec nous. L'autre moitié s'en fiche.

Daniel renifle nerveusement et observe les zones de peau décolorée sur le dos de la jeune femme. Adam ouvre un tiroir et en sort une paire de ciseaux, puis fait rouler un tabouret jusqu'à lui. Il s'installe derrière la captive, s'adressant à son reflet.

— Tu es presque belle, lance-t-il. Tu pourrais devenir modèle. 'Suffit que je t'améliore un peu. On devrait prendre des photos d'elle. Ce serait amusant ! Je crois qu'elle a besoin d'une bonne coupe de cheveux. La peau qui s'éclaircit, ça ne fait pas tout.

Le cliquetis des ciseaux résonne aux tympans de Mildred. La force des démangeaisons la fait se tordre de douleur.

Bam bam bam bam ! Oups, désolé, s'interrompt Adam. Un petit morceau d'oreille !

Mildred pousse un cri tandis qu'un homme de couleur frémit dans sa cage.

— Arrête, Adam ! Pas sans la musique, j'ai dit !

— Tu veux pas qu'elle gueule, c'est ça ? Alors, regarde.

D'une main ferme, Adam empoigne la mâchoire de la captive avant de faire basculer sa tête. Il presse les joues, obligeant la langue à sortir, puis tire dessus. Les lames froides du ciseau la coupent comme du beurre. Un hurlement étouffé résonne dans le tunnel, jusqu'à parvenir à Madeleine. Recroquevillée contre le mur de pierre, les poings serrés contre ses oreilles, elle ferme les yeux.

KuklosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant