Chapitre 1

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- Maggie, Maggie ! m'interpella une voix familière et chaleureuse.

- Hein, quoi ?

Ça, c'est tout moi, toujours dans la lune, à rêvasser, surtout quand j'aimerais volontiers être ailleurs ou que la conversation me désintéresse au plus haut point.

- Le serveur n'arrête pas de te dévorer des yeux ! gloussa ma mère en passant de manière très agaçante son regard de lui à moi.

Je me retournai vers l'intéressé, histoire de satisfaire ma mère du minimum d'intérêt dont j'étais capable. Les choses de l'amour ce n'était pas vraiment ma tasse de thé.

La terrasse du café était noire de monde en ces jours de grandes chaleurs mais, debout avec son plateau et son tablier blanc, le fameux garçon n'était pas bien difficile à dénicher. À vrai dire, il était plutôt insipide à mes yeux, comme tous les hommes. Certes grand et mignon, il avait ce petit je ne sais quoi dans sa façon de m'observer qui me perturbais et me mettait mal à l'aise. C'était tout moi, ça aussi, jamais aucun garçon ne trouvait grâce à mes yeux. Dès le premier abord, ils semblaient tous en vouloir beaucoup trop si vous voyez ce que je veux dire.

Il m'offrit un sourire ravageur, que je pus imaginer les yeux fermés faire pâlir ma mère, et me retournai face à elle sans lui faire l'honneur, à lui, de répondre à ses avances. La femme qui m'a mise au monde me dévisagea comme si je venais de repousser le Prince William en personne. Pour couper court à toutes critiques venant d'elle, je me plongeai à corps perdu dans mon verre de soda,m'évitant par la même occasion toute explication. Je la connaissais par cœur. J'allais encore devoir lui faire un rapport en quatre exemplaires pour lui expliquer point par point pourquoi ce garçon ne me convenait pas et qu'elle puisse par la suite détruire ses points un à un en me convainquant que le problème ne venait pas des autres, mais de moi. Bien sûr, il serait naïf de ma part de croire qu'elle ne connaissait pas si discrète et si subtile tactique d'évitement. Cette fois-ci, elle n'a pas attendu que je finisse de faire semblant de boire pour me sauter à la gorge.

- Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour avoir une fille pareille ? ronchonna-t-elle.

Ça, c'était le signal de départ pour une énième conversation à propos de ma vie amoureuse, des garçons et du temps qui passe. Je pouvais toujours m'attendre à la même chose venant d'elle. Le fait que je me retrouve toute seule jusqu'à la fin de mes jours l'angoissait terriblement, beaucoup plus que moi en tout cas. Pour ma part, je préférais être seule que mal accompagnée. J'avoue avoir levé les yeux au ciel une ou deux fois pendant qu'elle me sortait encore et toujours la même rengaine. J'aurais pu vous réciter mot pour mot ce qu'elle s'évertuait à faire rentrer de force au burin dans mon crâne. C'était toujours la même chose pourtant,aujourd'hui, elle réussit à me surprendre en innovant un peu.

- Margaret est-ce que tu es lesbienne ? murmura-t-elle en se penchant par-dessus la table comme s'il s'agissait d'un secret qui resterait entre nous.

Il fallait toujours qu'elle cherche une raison à tout, même si ça en devenait stupide.

- Non maman je ne suis pas lesbienne ! lui répondis-je agacée.

- Ça expliquerait pourtant tout parce que, ton père et moi, on s'inquiète beaucoup et ...

Bla bla bla. Voilà tout ce que j'entendis après ça. Quand j'écoutais ma mère, j'avais l'impression d'approcher de la ménopause et que le temps jouait contre moi. Certes le temps filait, mais je n'avais que vingt-trois ans bon sang. Qui oserait se soucier de ne pas avoir de petit ami à cet âge ? J'étais encore jeune et en âge de batifoler si ça me chantait. Le seul problème, d'après mes parents, c'est que je ne flirtais même pas.

Si seulement ma mère n'était pas si aveugle, elle verrait bien que quelque chose n'allait pas. Elle cherchait depuis des années des excuses comme celle d'aujourd'hui pour ne pas avoir à regarder la vérité en face. Celle que j'affrontais moi-même tous les jours avec la certitude que cet événement bouleversant de mon existence régentera tout pour moi jusqu'à la fin de mes jours. Ce serait si simple de lui dire que j'étais lesbienne, moi aussi ça me plairait que l'explication à mon comportement soit aussi logique, bien que pas facile à admettre non plus.

La vérité était bien plus difficile à admettre, même pour moi. Je vivais avec ce secret depuis si longtemps qu'il m'était devenu impossible de le dire. Il faisait partie de moi, comme une évidence, quelque chose de banal, de surmontable, mais ça ne l'était pas vraiment.

J'écoutais ma mère jusqu'à ce que je n'en puisse plus et ramassai mes affaires au beau milieu de son monologue. Je regrettais qu'elle ne voie en moi que la fille gourde, incapable de trouver quelqu'un à aimer et pas la fille blessée, incapable d'aimer. J'ai coupé court à la conversation, ai mis mes lunettes de soleil et me suis levée.

- Ben où vas-tu ? s'interrogea maman totalement inconsciente une fois de plus d'avoir trop parlé.

- Je dois y aller, j'ai un cours dans dix minutes, mentis-je.

- Mais ta fac est à vingt minutes de marche ! Tu vas être en retard !

- Ne t'inquiète pas, notre prof est toujours à la bourre.

Je me penchai sur elle pour lui faire la bise et en profitai pour griffonner mon numéro de téléphone sur une serviette en papier.

- Tiens, tu donneras ça au serveur pour moi ?

Je ne peux pas expliquer ce qui m'a pris, un moment de panique sans doute. Ou peut-être avais-je essayé de faire plaisir à ma mère, ou de la faire taire... Quoi qu'il en soit, je lui offris au moins de l'espoir, celui de continuer de croire que sa fille était normale alors qu'elle ne l'était pas. Non je ne l'étais plus. 

Cœur ArtificielWhere stories live. Discover now