Chapitre 2

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Dix minutes plus tard je me retrouvai non pas en cours comme j'avais pu le dire à ma mère, mais sur le divan de mon psy, Mme Cheming, pour mon rendez-vous hebdomadaire.

- Vous avez l'air tendu aujourd'hui, me fit-elle la remarque.

Oui ma psy est une femme, comme mon médecin traitant, ma dentiste, ma gynécologue, ma coiffeuse et mon esthéticienne. Inutile de vous mentir, tout cela n'est pas dû au hasard.

- Je suis allée boire un verre en terrasse avec ma mère ! grondai-je en fixant nerveusement l'une des fissures du plafond.

Je connaissais le moindre défaut de ce fameux plafond, sa moindre irrégularité et sa multitude d'aspérités. Mon imagination avait déjà transformé chaque tâche en un animal ou un objet faisant partie d'un tout, comme un tableau. Oui, j'avais tellement scruté ce plafond que mon cerveau en avait presque fait celui de la Chapelle Sixtine.

- Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit, nous aurions pu vous préparer.

- J'en ai assez de devoir me préparer à affronter les questions intrusives de ma mère sur ma vie privée, continuai-je sur le même ton sec.

- Vous souhaitez lui dire la vérité ?

Je pris quelques secondes pour réfléchir à la réponse que j'allais bien pouvoir lui donner. Avais-je envie de ça ? D'affronter son regard meurtri, coupable ? Avais-je vraiment envie de lui faire de la peine, de la voir pleurer pour quelque chose contre lequel elle ne pouvait absolument plus rien ?

- Non, soufflai-je comme une évidence.

- Pourquoi ne voulez-vous pas passer cette étape importante ? Vous ne vous sentez toujours pas prête ?

J'entendais comme un bruit familier, rassurant et ce n'était autre que la pointe du stylo de ma psy gratter la surface du papier, recouvrant des pages et des pages sur les méandres de ma vie. Ça me faisait du bien, j'avais besoin de savoir que quelqu'un prenait ma vie en considération. Ces notes étaient une preuve de la réalité de mes propos.

Mme Cheming m'avait bien conseillé de tenir un journal, mais ça n'avait pas très bien marché. D'abord, je trouvais ça futile et puis, j'étais bien trop dans le déni pour que l'exercice puisse avoir le moindre intérêt. J'écrivais et relatais bien mal mes journées et délaissais toujours avec habileté mes sentiments vis-à-vis de mon problème. Au bout d'une semaine, mon journal thérapeutique ressemblait à un récit d'une vie parfaite que je m'étais forgée avec talent dans ma tête uniquement, mais qui ne correspondait pas du tout à la réalité des faits. On avait donc, d'un commun accord arrêté l'expérience qui n'avait pour conséquence que de m'enfermer dans un monde utopique dans lequel je rejetais en bloque mon histoire et donc la femme que j'étais aujourd'hui.

- J'ai peur de la blesser, lâchai-je finalement.

- Qui, votre mère ?

- Oui ! Si je lui dis ce qui m'est arrivé, elle ne s'en remettra jamais.

- Et vous ? me posa-t-elle la question.

- Quoi moi ?

- Vous vous inquiétez de faire de la peine à votre mère, qu'elle se sente coupable, j'imagine, de ne pas avoir été là, de ne pas avoir vu votre malheur. Mais vous ? Pourquoi tentez-vous par tous les moyens de protéger les autres ?

- Parce que j'aurais aimé que quelqu'un me protège, moi. Je suppose que je n'ai pas le droit de leur imposer ça.

- Pas le droit ? s'offusqua ma psy. Vous vous êtes fait violer à l'âge de seize ans pas le père de votre meilleure amie lors d'une soirée pyjama, me rappela-t-elle.

Ce souvenir déclencha en moi une onde de panique. Je connaissais bien "mon problème", comme j'aimais l'appeler, mais jamais je n'y songeais vraiment dans les détails. Je ne parlais jamais de viole, ce mot m'était interdit. Je n'avais laissé cette histoire s'échapper de ma bouche qu'une seule fois, devant ma psy, il y avait maintenant trois ans de cela seulement. Après quoi, plus jamais je n'avais réentendu ce récit ni de ma bouche, ni de la sienne. Cela rendait les choses trop réelles et trop douloureuses pour moi.

- Je sais, tranchai-je très abruptement pour couper court à son récit sans pour autant que ça ne l'empêche de continuer.

- Vous avez appelé votre mère pour qu'elle vienne vous chercher et vous lui avez fait croire que c'était parce que vous étiez malade.

- Arrêtez ! gémis-je incapable de gérer les flashs de cette lugubre soirée dans ma tête.

- Vous n'arrêtiez pas de pleurer et comme elle ne savait pas ce que vous aviez elle vous a emmené aux urgences, continua ma psy en haussant le ton. Vous y êtes restées jusqu'au petit matin. Ils n'ont rien trouvé qui clochait et vous ont renvoyés chez vous en disant que ce n'était sans doute qu'une gastro.

- Pourquoi vous faites ça ? m'effondrais-je finalement pour de bon.

- Parce que vous ménagez tous le monde autour de vous depuis cette fameuse nuit où l'on a abusé de vous et où tout le monde est persuadé qu'il ne sait rien passé d'autre cette nuit-là que celle où vous avez eu une gastro. Ce n'est pas normal de vivre avec ça, mais après trois de thérapie vous n'êtes toujours pas prête à admettre que c'est vous la victime dans cette histoire. C'est déjà bien d'être venu me voir, mais il faut maintenant arrêter de croire qu'il ne s'est rien passé cette nuit-là.

- Je ne suis pas prête ! répétai-je en séchant mes larmes bien que je veuille encore en verser des torrents.

- Non, vous ne l'êtes pas, confirma-t-elle.

- J'ai fait une chose stupide aujourd'hui, tentai-je de plaisanter pour changer de sujet comme à mon habitude, le tout en reniflant.

- Quoi donc ?

Elle me tendit un mouchoir avec lequel je séchai mes larmes avant de me moucher. Je ne lui en voulais pas de m'avoir fait pleurer. Elle cherchait toujours à me bousculer un peu, mais m'offrait toujours le moyen de m'échapper du nœud du problème, de me laisser faire de la procrastination verbale si on veut. Ce sont les yeux tout rougis que je lui expliquai mon geste.

- J'ai donné mon numéro de téléphone à un serveur.

- Ah oui ? s'étonna mon médecin. De votre plein gré ?

- Non, enfaîte c'est ma mère qui insistait lourdement sur le fait qu'un serveur me regardait depuis tout à l'heure et puis elle a commencé à me demander si je n'étais pas lesbienne...

- Elle progresse, s'amusa-t-elle.

- J'adorerais être lesbienne ! C'est vrai ça résoudrait tellement de choses.

- Ça ne résoudrait rien, vous vivriez dans le mensonge comme aujourd'hui.

- Oui mais j'aurai la possibilité d'aimer quelqu'un malgré tout.

- Vous êtes capable d'aimer, n'en doutez jamais. Ce qu'il vous manque c'est uniquement la confiance en vous et surtout en les autres. Les hommes ne vous veulent pas tous du mal.

- Oui, mais ils veulent tous la même chose. 

Cœur ArtificielWhere stories live. Discover now