Chap II : Ce Qui Tue Les Hommes (2/3)

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Il m'est difficile d'oublier cette journée d'avril 1912, au port de Southampton. Je tenais encore la main tendre de ma mère tout en gravissant les escaliers du deuxième compartiment.

Soudain, je la lâchais et me précipitais dans le couloir, dont les parois peintes en blanc me fascinaient. J'y laissais voguer ma main, m'arrêtant à chaque intervalle de porte d'appartements.

Certaines étaient ouvertes, me permettant de saisir au passage les quelques fragrances des nouveaux occupants concentrés à vider leurs valises.

Je tombais, chemin faisant, sur un parfum qui me fit sourire immédiatement. Un arôme forçant sur mon nez, les yeux fermés, levant ma tête, pour apprécier l'espace d'un instant, ce petit cadeau. Un quart de tour à droite et j'étais face à l'entrée, j'ouvrais lentement les yeux. Une femme venait d'étaler une robe de soie rouge ornée de dentelle dernière tendance.

Elle était de dos, son cou caché par une touffe de cheveux noirs bouclés lui arrivant à l'omoplate. Ce qui m'attira vivement était ses chaussures blanches à haut talon qui frôlaient un gros instrument fait de bois verni avec des cordes. Aujourd'hui, je peux assurer qu'il s'agissait d'un violon alto.

J'entendis mon nom hélé. C'était ma mère, furieuse de les avoir laissés.

- Vas-y, ma fille, explique-toi ! me souriait mon père dont la silhouette m'apparaissait floue.

Pour une raison que j'ignore, je n'arrive jamais à voir leur visage. Pas même leurs cheveux. Seulement leurs lèvres ne cessant de me réprimander. Un aperçu du passé que je n'arrive pas à recouvrir intégralement.

Au lieu de bouder, je me pressais de pointer la cabine merveilleuse que je venais de découvrir et observais leurs deux visages se diriger progressivement vers la dame, dont je n'arrive plus à me représenter la réaction à cette curieuse irruption.

D'un trait, le décor change, je me retrouve tenant, avec vigueur mais tremblante, la main de mère. Des cris surgissent de toute part, des mains sont levées, vociférant des termes qui m'étaient inconnus auparavant, contre un agent en uniforme près d'une embarcation. Le pont a l'air de craquer. Des personnes en nombre illimité se serrent les uns les autres, s'accrochent, se dressent sur certains et sautent finalement du navire en poussant des cris effrayants.

Nous montons sur la passerelle, en nous faufilant parmi des passagers stationnant, hélant à l'autre bout du compartiment. Un son de musique mélancolique s'impose. Il accompagne la scène alors que ma mère me lève pour me donner à mon père.

Un coup accompagné d'un vacarme perturbant me brouille quelques secondes la vue. Je les ai perdus. Je tends des mains moites dans le vide, en criant à en percer le ciel. Un passager haletant, au poing serré, me bouscule dans sa course. Il s'arrête, me fixe un instant, perturbé. Il finit par reprendre contenance en avalant une bile, lui montant à la gorge. Il lève sa face, prononçant des mots à l'intention d'une âme sensible à l'entendre :

« Les enfants... pensez au moins aux enfants, monstre ! »

Je me lève péniblement. Je tourne des yeux emplis de larmes, qui contre toute attente me réchauffe pendant une minute, avant de me mettre à lancer des suppliques.

Je commence à trembler, le vent me glace tandis que je me découvre à tousser fortement, brisé d'avoir longuement mes cordes vocales au service de ma détresse.

Un craquement effroyable me jette en avant, percutant le parquet. L'instant d'après, je me retrouve le corps virevoltant dans le vide, une considération éphémère pour le navire que je quitte à une vitesse que je ne saurais reproduire.

Mais en plein vol, je suis comme happée dans le temps. Un homme, masqué, sur la passerelle, non influencé par la pente dessinée par le navire, me fixe de ses iris d'un violet luisant intensément.

Soudain, je me rends compte que ce passage n'a jamais existé dans mon souvenir. J'ai peine à me détacher du flux d'informations. J'étouffe de plus en plus. Je transpire à grosse goutte. Cette expérience est terrifiante... tout simplement insupportable.

« Qu'est-ce qu'il se passe ? »

Je me réveille brusquement, retrouvant mon abri. Mais un corps me pèse, une douleur incomprise, je suis prise de vertige. Je n'arrive pas à me lever. Une sorte de souffle me provient de dessus ma tête.

Je tourne la tête. Deux gros yeux violets sans paupières virent au mauve profond et commencent à briller pendant qu'une énorme gueule avec des pinces, telles des canines se rapproche de moi.

J'attire une de mes lames sous ma couverture, assène un coup brutal à la bête qui se redresse peu après. J'en profite pour me lever et m'éloigner du lit en brandissant mon arme.

Je repère mes affaires laissées un peu partout. J'étudie l'étendue de ma portée. Un mouvement de tête m'alerte sur la position de son crâne. Encore heureux qu'il y ait des éclairs, même temporaire. La pièce est sombre tel le fond d'une grotte sous-marine. La créature brille d'un coup. Non seulement ses énormes yeux, entourés de plusieurs petits autres orbites, mais aussi ses bouts de pattes et son corps dessiné de plusieurs signes brillants du même mauve que ces sclérotiques qui me lancent une rage prête à bondir. Elle pousse un cri à peine perceptible avant de se ruer sur moi. Je saisis mon arme principale planquée au mur.

Le temps d'une bûche s'éteignant, je coupe deux pattes à l'animal, alors qu'il me projette de toutes ses forces contre la porte d'entrée. Je la détruis sous l'impact et me retrouve à l'extérieur, cherchant à me rééquilibrer, non encore remise de mon sommeil. Bien droite, j'observe la créature qui se précipite pour me rejoindre. Ceci marque la fin de mon doux rêve. À présent, la réalité me rattrape.

Ce Que Tes Émotions Leur FontWhere stories live. Discover now