Chap I : Ce Qui Nous Dévore Depuis Le Commencement (3/3)

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Je me retourne subitement, le regard inexpressif. Même troublée par cette offre, rien ne transparaît. Cela a le mérite de lui faire comprendre mon refus. Il le perçoit.

— Ce serait une joie, cependant de t'avoir à nos côtés. Regarde comment tu t'es occupée de cet e-motio... sa vie s'en allait... Et toi, tu t'es précipitée pour lui venir en aide, abandonnant de ce fait ton équipe, vouée à un funeste destin. Dans tes veines coulent le sang d'un e-motio d'un niveau supérieur. Deviens un gardien et aime cette terre comme toi-même.

Deviens un e-motio dévoreur évolué. C'est à ce moment que tout m'apparaît clairement. Un e-motio dévoreur évolué est peut-être un...

— Tu as l'air d’hésiter...

Je m’aperçois avoir laissé mon visage afficher une mimique faciale déroutante, comme lorsqu’on se heurte à une proposition salace.

— Il te suffit de tendre la main et tu obtiendras du pouvoir à n'en plus savoir quoi faire. Une force te menant au bout du chemin que tu désires emprunter.

Je ne réponds pas. Je ne lève même pas le petit doigt. Je contemple une seconde cette main blanche, tendue vers moi avant de fixer la bête, en espérant que le message soit passé.

— Hum... Je vois... souffle-t-il doucement, un soupçon de déception dans la voix. J'aurai espéré que tu aies plus d'ambition... Ce sera pour une autre fois, je l'espère.

Je bats des cils pour lui montrer mon incompréhension.

— Oui, tu viendras à nous un jour où l'autre... de gré... ou de force, achève-t-il, avec un sourire qui me paraît sournois.
— Je requiers le passage... J'ai répondu à vos questions.
— Et pour aller où ?

Alors que je venais de m’incliner pour placer le pas, je reste figée par cette question. Réflexion s’impose. La suite est d'autant plus troublant.

— Ne sais-tu pas que tu n'es qu'aux portes de la Toile ?

Je ne suis pas certaine de pouvoir deviner ce qu'il tente de me dire par cette phrase.

— Il n’est point aisé de pénétrer le royaume de la Toile. Ce que toi et tes semblables ont osé prendre pour le grand monde, n'est qu'une partie insignifiante. Le but de cette portion de terre est de vous voiler la face et de vous étudier sur chaque pas que vous effectuez, chaque acte posé, chaque pensée saugrenue et malsaine qui vous triturerait l'esprit.
— Alors, nous sommes...
— Cette portion est appelée « l'entrée. » C'est la cage à gibier. Ceux qui y pénètrent, prennent ce qu'ils pensent être ce qu'ils cherchent... Rares sont ceux et celles qui ont accès au vrai monde. La seconde partie de la forêt : le monde des e-motios. Pour y accéder, il te faut l'aval d'un gardien. Conclusion, humaine... te presser est inutile. Nous sommes et nous gardons.

Ces révélations me déboitent presque la mâchoire. Nous aurions fini tôt ou tard par nous faire attaquer sur la route et cela sans ne jamais atteindre notre but.

— Je... balbutié-je, le mot s'étend échappé de mes lèvres.
— Sais-tu au moins ce qu'est la Toile ? Sais-tu à quoi ressemble-t-elle réellement ? Des aventuriers avant toi sont venus par dizaine... par centaine... par milliers... Et seule une poignée d'entre eux, a pu y pénétrer... seule trois graines peuvent se vanter d'avoir pu en ressortir plus ou moins comme ils avaient osé s'y aventurer. D'autres ont volé ce privilège. Bien évidemment, ils n'en sont jamais sortis pour en témoigner.
— Mais, si ce monde est si difficile d'accès, pourquoi autant de gardien ?
— Autrefois, la forêt était un havre de paix où deux êtres y vivaient encore. Mais un jour, ils commirent l'impardonnable et furent chassés de ses terres. Nous en étions tous fort peinés. Heureusement pour eux, la lumière leur a envoyé la moitié des bêtes vivant sur Lodart. Durant ce laps de temps où nous concentrâmes nos esprits sur le départ de nos semblables, un mal s'introduisit sur nos terres sacrées. Des êtres vêtus de noir et armés d'un pouvoir qui nous était jusqu'alors inconnu et qui nous dépassait.
— Qui... ? lâché-je, en me mêlant au récit. Qui s'est introduit dans la Toile ?

L'animal, de son tronc redressé, me considère avec un grain de dédain, si je puis dire. J'opte de passer à autre chose pour ma sécurité, croyant saisir quelque chose qui m'apparaît encore flou.

— Hochmut ! débuté-je, m'en crois-tu digne ? Dis le moi !

Ma voix se veut plus caressante et mielleuse.

— Humain, prosterne-toi devant moi ! m'ordonne-t-il, en rendant sa voix plus rauque, mais détendue. Je prends cette fois, deux ou trois secondes le fixant, outrée par la condition.

— Je ne me prosternerai que devant un seul être et c'est la lumière.

Je distingue alors, du côté des trois autres e-motios toujours bien droits, les pieds dans l'eau, leurs mains se placer sur la poitrine. Comme si ces paumes droites plaquées donnaient un ordre à tout le système corporel, les e-motios lèvent les yeux vers le ciel, sans prononcer mot.

Je m'étonne de constater le même geste auprès du dévoreur face à moi. Alors qu'il me vise de ses iris devenant de plus en plus brillants, j'entends une voix telle un écho. C'est celle de l'animal, mais ses lèvres ne bougent pourtant pas :

— Bonne réponse !

Dans la seconde, une ligne droite brille au loin, devant les arbres derrière l'évolué. Je suis saisie comme mise sur la touche. La ligne s‘allonge et continue toujours plus droite, toujours plus haute dans le ciel. C'est une porte immense à double battant et dominante qui s'ouvre devant moi. On croirait être face à la porte aux mille merveilles.

Un vent s'en échappe, me produisant des frissons, par seconde. Mes cheveux lisses virevoltent. C'est un vent chaud et attendrissant qui me parvient, tandis que les battants continuent à laisser la lumière nous arriver.
Une lumière dorée nous empêchant d'entrevoir l'intérieur de la porte, accompagnée d'un crissement que je reconnais être celui du mouvement de déplacement des battants.

Soudain, le bruit s'efface. Tout son est comme happé. Même le vent ne produit plus son vacarme ambiant. Je tombe sur le visage de l'e-motio brillant aux extrémités de son corps, formant une ombre sur le reste. Et j'aperçois ses lèvres bouger. Ses paroles sont les seules qui me parviennent, d'une voix rauque :

— Bienvenue à Eden, Alpha !

D'un coup, le vent devient bourrasque. La porte s’ouvre d'une traite. Je baigne dans une lumière totale. Des pétales roses virevoltent dans cette lumière me donnant l'impression d'être sur le point de disparaître.

Je ne vois plus les quatre. J'aperçois juste d'autres lignes à l'instant où je dérobe ma face, à toute cette explosion de lumière. Soudain, j'entends des voix qui m'interpellent :

— J'espère que nous nous reverrons... quand tu auras obtenu ce que tu cherches... Alpha !
— Alpha...
— Alpha...
— Alpha...

Ce sont les derniers mots que j'entends avant que les silhouettes disparaissent de devant moi : Alpha.

Ce Que Tes Émotions Leur FontWhere stories live. Discover now