Chapitre 10: Léonora

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Assemblées 

Deuxième partie

Quand vint son tour, elle articula d'une voix blanche, neutre, qui ne trahissait en aucun cas l'émotion qui lui tordait les entrailles :

—Cent dix-sept sorcières furent tuées dans le comté de Lasso, durant l'année 382 après Léonilde.

Sa propre déclaration la répugnait, comment pouvait-on associer les mots : « sorcières », « tuées » et « Léonilde » dans la même phrase sans que cela ne choque personne ? Léonilde s'était battue pour créer un royaume où sorciers et magiciens pouvaient cohabiter. Comment son pays avait pu en arriver là ?

Alors que dégoûtée d'entendre le nombre de ses camarades décédées grandir dans la bouche des aristocrates, chacun voulant annoncer le plus grand chiffre, elle sentit la nausée la gagner. On se serait cru à une vente aux enchères. N'avaient-ils aucun respect pour ces hommes et ces femmes, tués sans honneur ?

Enfin, le tour de table se termina, Léonora tenta de reprendre ses esprits, le roi allait s'exprimer, ce n'était pas le moment de flancher. Daniel Védère grimaça, observa attentivement les membres du Conseil et finit enfin par ouvrir la bouche.

—Vous m'avez bien déclaré les chiffres de l'année dernière ? Une année complète ? Parce qu'ils sont tellement bas que l'on croirait presque que ce sont ceux des trois derniers mois, les premiers de cette année. Vous savez combien cela fait au total pour le royaume ? Moins de dix-mille. Dix-mille en un an. Cela serait correct, si ce n'était pas le duc de Lowbear qui avait fait la moitié de votre travail en capturant et tuant plus quatre-mille sorcières rien que dans son duché. Et vous, mes chers, qu'avez-vous fait durant cette année, si ce n'est gâter votre orgueil ? Où avez-vous mis votre argent, à part dans vos tenues présomptueuses ?

Les nobles baissèrent la tête, honteux. Personne ne pipa mot. Face au mutisme de son Conseil, le souverain repris la parole.

—Enfin, j'imagine que vous n'êtes pas à égalité, il n'y a pas le même nombre de sorcières selon les régions. Mais s'il y a un chiffre qui m'interpelle, c'est le vôtre, Sir Leandras. Neuf-cent-quatre-vingt-cinq sorcières tuées en un an. Un nombre important, certes. Mais pas assez, alors que la région que vous gouvernez, le plateau qui mène à notre capitale, est connu pour abriter la majorité des sorcières du royaume. Comment m'expliquez-vous, alors que les sorcières pullulent dans vos bois, que vos chiffres soient aussi bas ? Je vous pose cette question à vous, bien sûr mais vos vassaux peuvent répondre aussi, n'est-ce pas, comte de Hautgardin, comtesse de Lasso, baron de Greengrass, baronne de Hosre, baron de Eludib, baron de Nihcam, baronne de Esohc, baron de Curt ?

En quête de soutien, Léonora regarda ses vassaux, trois des barons nommés, mais ceux-ci semblaient très intéressés par leurs souliers. En tournant la tête vers son confrère de Hautgardin, la jeune femme constata qu'il ne bénéficiait pas de davantage d'aide. En dernier recours, elle fixa Lucius qui, la mâchoire serrée, tenait fermement la main de son épouse. Voyant que personne n'était décidé à prendre la parole, elle articula :

—Votre Majesté, il me semble que nous avons encore l'autorisation d'écrire nous-mêmes nos lois, pour la suppression de la menace sorcière. Or le duc de Lowbear et mon suzerain, Sir Leandras ne se sont pas positionné en faveur des mêmes lois. Les hommes de Sir Lowbear ont l'autorisation de tuer toute personne suspecte, alors que nos hommes ne font que capturer les sorcières, avant de les juger. Je n'ai pas les chiffres de Sir Leandras, mais je sais que dans mon comté, trois-cent-cinquante-huit femmes furent capturées et jugées. Comme vous pouvez le constater, plus de la moitié ont été relâchées, après avoir été innocentées. Notre système prend peut-être plus de temps, il est plus coûteux, et sûrement moins efficace, mais nous sommes sûrs que ces neuf-cents personnes étaient des sorcières et des sorciers. Qui nous dit que sur les quatre-mille qui ont été assassinées dans le duché de Lowbear, la moitié n'était pas des paysannes ? Enfin, j'imagine que c'est un risque à prendre, mais personnellement, je ne pourrais pas vivre avec le doute d'avoir peut-être tué des innocentes. Félicitation, Sir Lowbear, vous êtes très courageux, finit-elle d'une voix narquoise.

MagissaWhere stories live. Discover now