Episode 3 - Chapitre 4 : Bao ; Une île sous la lune

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Du point de vue de Bao.

Il se sentait humilié. Trahi par son propre équipage, relégué au rang de valet, de chien de Körl. Les gens avaient la mémoire courte, pensait-il. Sa vue portait au loin pour garder le cap. La nuit était claire. Une lune gibbeuse, bordée de fins nuages blancs, se reflétait sur les vagues.

La première besogne pénible, à laquelle Bao avait été promis pour avoir frappé Linée, consistait à tenir la barre du crépuscule à l'aube. Quelques hommes veillaient avec lui. Un navigateur antipathique, du nom de Veb, aidait à orienter le bâtiment vers l'île de Naï ; deux autres serviteurs de Körl, armés, restaient assis pour surveiller Bao ; et Seban, le trentenaire blond, se tenait à la proue, bien qu'aucune directive ne lui eût été donnée.

Soudain le moustachu aperçut une silhouette noire, à tribord, se dessiner sur la ligne d'horizon. Il appela le dénommé Veb pour lui montrer ce qu'il avait vu. Non sans lassitude, le navigateur proposa au barreur d'engager la route vers cette ombre, qui se précisa sous les traits d'une île. A la vue de cette dernière, les deux surveillants de Bao se levèrent, alertes. Ils rejoignirent en hâte les cabines du bateau.

Le massif sombre avait une envergure conséquente, qui se détaillait à mesure que le voilier s'en approchait. Il était constitué de deux buttes rocheuses imposantes, séparées par une vallée haute, couverte d'arbres.

- C'est l'île du vieux fou. décida Veb, catégorique.

- Bien. Allons-y. Tant que nous y sommes. ordonna Körl dans leur dos, d'une voix enrouée.

Le capitaine sortait de sa cabine, accompagné des deux surveillants qui devaient l'avoir réveillé. Il paraissait engourdi. Le navigateur protesta :

- Pas la peine ! Cette île n'a jamais été habitée que par ce misérable vieillard sénile. C'est la même chose à chaque fois qu'on y va. Ne perdons pas de temps.

- Il y a peut-être des naufragés ce coup-ci, la tempête a dû avaler plusieurs îlots alentours. Examinons au moins la rive. Si on ne trouve rien, on repartira.

Habitué à ses épisodes de colère bestiale, Bao s'étonna du calme dont Körl venait de faire preuve pour répondre à son subordonné.

Selon les ordres, le voilier rejoignit les côtes afin d'en faire le tour. Il fallut peu de temps avant que l'équipage ne vît apparaitre un modeste bateau sous la lune, qui mouillait non loin du rivage, bercé du clapotis des flots. En une fraction d'instant, Bao l'identifia comme le navire de l'équipage d'Aben, et communiqua cette information à Körl. Seban semblait stupéfait.

Le chef des marchands d'esclaves s'empressa de questionner Bao sur les effectifs du groupe, son équipement, et la qualité de ses membres féminins. Le moustachu répondit du mieux qu'il pouvait pendant que le bâtiment à deux mâts filait dans l'onde noire vers le navire d'Aben. En particulier, il évalua à cinq le nombre des équipiers restants, fit le portrait de deux femmes, mais ne prit pas la peine d'évoquer les symboles aux bras d'Aben, et aucune description de Paille ne fut dressée.

Muni de ces informations, Körl ordonna l'assaut. Huit guerriers se jetèrent à bord du fin voilier, et n'y trouvèrent rien d'autre que des babioles et des sacs de vivres. Les marchands d'esclaves se rendirent donc sur la côte, dans l'espoir d'y trouver un campement caché, mais n'en découvrirent aucun. Après une étude de la topographie des lieux, le chef déduisit que l'équipage avait dû se terrer dans la forêt, en surplomb, mais qu'il était trop dangereux de l'explorer de nuit.

Veb suggéra de repartir en direction de Nelenvaï tout en volant le bateau de l'équipage d'Aben, afin de les emprisonner sur l'île. Il suffirait ainsi aux marchands de revenir en ces lieux plus tard, après que Linée eût été soignée.

Körl y réfléchit un moment, au pied de la pente de terre menant au bois, éclairé de quelques torches vacillantes. Après un temps, il abandonna l'idée de Veb pour une autre, bien meilleure selon lui.

Il demanda à ce que le voyage vers l'île de Naï soit assuré par le navire d'Aben, seul. Linée y serait escortée par six hommes. Bao pour les tâches ingrates, Veb pour la navigation, puis trois volontaires, qui s'incarnèrent en Seban et deux autres guerriers robustes, le tout dirigé par le second du capitaine, un gros homme chauve secoué de mouvements frénétiques, du nom de Grem. Le reste des marchands d'esclaves, ainsi que leur imposant deux-mâts, demeureraient ici, afin de surprendre la troupe d'Aben le lendemain. Suite à quoi, ils auraient le temps et les moyens de poursuivre la recherche d'esclaves dans les îles voisines.

Bao s'insurgea devant cette décision qu'il estimait injuste. Lui qui trépignait d'impatience à l'idée d'enfin régler ses comptes avec Aben, se sentait à nouveau frustré, rabaissé. Il plaida sa cause en assurant pouvoir être utile dans l'opération de l'attaque du lendemain, car capable d'identifier les individus que Körl voulait capturer. Hélas, ce dernier ne trouva aucun intérêt à cette faculté, puisqu'il avait l'intention de s'approprier toutes les femmes qu'il rencontrerait, peu importe leur provenance. Le chef des marchands d'esclaves rappela à Bao son statut, qui était celui d'un homme de corvées. Il lui répéta froidement que Linée avait été blessée par sa faute, et que c'était donc à lui de réparer cette erreur. Bao fulmina, puis obéit.

On vint chercher la prisonnière dans la cale poisseuse du navire. On la força à se mettre debout, pour la transporter jusqu'au bateau de l'équipage d'Aben. Celle-ci, d'abord éteinte et apathique, écarquilla des yeux angoissés en reconnaissant la maigre embarcation, vide de la présence de ses compagnons.
Les six hommes montèrent à bord, y attachèrent Linée, levèrent l'ancre et les voiles, puis se mirent en route vers l'île de Naï. Derrière-eux, ils laissèrent le deux-mâts immobile, mouillant au clair de lune, devant l'ombre du mont bicéphale. Son équipage sanguinaire, cimeterres et coutelas aux poings, attendait le lever du jour pour fondre sur la forêt.


Le hasard avait ainsi voulu que l'île où s'abritaient Paille et Miel se trouvât sur le chemin des esclavagistes. Notons que s'ils avaient dérivé plutôt à l'ouest qu'à l'est, ils auraient très bien pu croiser l'île où séjournait Rodd, ou bien ne rien rencontrer du tout. Dans le premier cas, je suppose que Körl se serait saisi de l'adolescente, Tifrême ; et aurait tué son oncle Guenor qui se serait interposé. Rodd, lui, aurait pu informer les marchands d'esclaves des aptitudes de guérisseur d'Aben. Il les aurait incités à rechercher le capitaine disparu, pour que celui-ci puisse guérir les mains de Linée, sans les amputer. Convaincu, Körl aurait accepté Rodd à son bord, puis se serait mis en quête du reste de l'équipage d'Aben en sa compagnie. Suivant ces suppositions, j'ai du mal à imaginer comment Linée aurait pu survivre. Aben serait resté introuvable, et la vigie serait morte deux jours plus tard.

Dans le cas où le navire n'avait rien rencontré sur son trajet, jusqu'à arriver à destination ; l'équipage tout entier aurait escorté Linée, et non pas cette fragile troupe de six personnes. Cela aurait eu des conséquences dont je reparlerai.

Ainsi, je crois que le sort n'avait pas été aussi cruel qu'on pourrait le supposer au premier abord. Car ce me semble indiscutable qu'il avait, cette fois, fait preuve de clémence pour Linée. En revanche, cela se passait autrement pour Paille et Miel, qui, à présent, sombraient manifestement dans une situation épouvantable. C'était un mal pour un mieux.

Le Pêcheur et le MeunierWhere stories live. Discover now