Episode 1 - Chapitre 5 : La négociation

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Lorsqu'Aben et ses compagnons s'approchèrent des étrangers, la terre et la mer s'étaient déjà couverts de l'ombre de la nuit. Seul le ciel demeurait lumineux, bleu et gris. L'arrivée de l'orage se devinait par contraste en son bord. Les hommes se rassemblèrent autour du feu de camp pour discuter. Parmi eux, l'interlocuteur à moustache et aux yeux verts, qui devait être le chef des habitants des lieux, invita Aben à s'asseoir en tailleur face à lui.

A droite et à gauche d'Aben, Téa et Rodd se tenaient debout, immobiles, leurs autres camarades restaient légèrement en retrait, méfiants, pendant que les inconnus les scrutaient.

Le dialogue commença par quelques présentations. L'homme à moustache s'appelait Bao, lui et ses partenaires avaient investis l'île depuis plusieurs semaines, et en revendiquaient la propriété. Tandis qu'à son tour, Aben expliquait la situation de sa communauté, et leur volonté de dormir sur l'île pour une nuit seulement, des chuchotements s'élevaient du groupe des insulaires. Certains jetaient un regard amusé, malicieux, voire moqueur, à plusieurs membres de l'équipage d'Aben, sans qu'il n'apparaisse de raison pour justifier leur comportement. Après un temps, alors que le vieux capitaine s'était épanché sur ses motivations et avait formulé sa demande, le moustachu Bao sembla réfléchir. Il pivota vers un homme à la mâchoire carrée et aux cheveux gris, qui s'inclina vers lui. Quelques murmures inaudibles furent échangés entre les deux étrangers. Finalement, Bao se retourna vers Aben, et reprit la parole :

- Sans être opposés à votre présence ici, il faut que nous en tirions un bénéfice. commença Bao, le regard rusé.

Il marqua une pause. Le vieux capitaine pencha la tête en signe d'écoute, et le moustachu reprit :

- En l'échange de votre nuit ici, et en signe d'amitié entre nos clans, je propose que l'un de vos équipiers rejoigne notre troupe ce soir, pour une durée que l'on pourra déterminer. Nous ne sommes jamais en manque de bras, et il y a quelques corvées qui nécessitent d'être effectuées.

Téa fronça les sourcils, Paille eut une expression de surprise, Aben ne bougea pas. Finalement, le chef Bao aux iris d'algue pointa son index en direction de Linée, la vigie, et s'exprima :

- Je pense à cette jeune femme ci, par exemple. Je l'accepterais volontiers dans mon groupe, en contrepartie de votre séjour sur l'île.

La femme de trente ans qui était montrée du doigt avait la peau laiteuse et les cheveux longs, d'un noir d'ébène. Elle portait un arc dans le dos et un carquois à la ceinture. Ses yeux sombres, vifs et brillants se dirigèrent vers Aben, tandis que le reste de son corps demeurait impassible, imperturbable. Des rires étouffés parcoururent le groupe des habitants de l'île, qui lorgnaient Linée de haut en bas, sans pudeur, ni gêne. Bao lui-même ne cachait pas son amusement, une forme de fierté habitant ses prunelles provocatrices. Après un instant sans bouger, Aben répondit par un sourire chaleureux. Le vieil homme tourna la tête vers la jeune vigie, lui rendit un regard neutre, et se tint coi. Il soupira longuement, le faciès impénétrable, fronça les sourcils, avant de placer les coudes sur ses genoux. Le chef des insulaires attendait la réponse du vieillard avec délectation. Ce dernier lui fit de nouveau face, en joignant les mains sur son menton d'un air pensif. Alors, dans cette position, les manches du chemisier ample d'Aben s'affaissèrent lentement, et un souffle de stupeur s'éleva parmi les étrangers. Sur toute la surface des avant-bras dénudés d'Aben, on observait des signes labyrinthiques dessinés à l'encre noire, recouvrant sa peau d'un ouvrage infiniment complexe et hypnotique. A son bras gauche, les écritures étaient bombées, formées de cercles et d'ovales disposés en grappes le long d'une myriade de filaments entortillés ; alors qu'à son bras droit, elles étaient piquantes, composées de traits pointus semblables à des ronces ou de la foudre, qui tourbillonnaient en convergeant vers le poignet. Bao recula par réflexe, les yeux exorbités ; un silence pesant et inquiet gagnait soudainement l'assemblée. Les inconnus considéraient dorénavant le vieux capitaine avec méfiance et malaise. Ce fut à ce moment qu'Aben sortit de son mutisme pour s'exprimer :

- Votre proposition ne m'intéresse pas. dit-il.

A présent, l'attention des insulaires ne déviait pas des mots prononcés par le vieillard, qui semblait leur inspirer un certain respect animé par de la crainte. Ainsi, Aben fut en mesure de donner ses conditions, en étant écouté :

- Nous pourrions vous léguer cinq rations de nourriture, et dormir une nuit à l'écart sur la côte sud.

Un silence circonspect plana autour du feu. Le vieillard parut hésiter, puis reprit :

- Je pourrais même rajouter deux rations, pour posséder cette cithare que je vois là, si vous n'en faites rien.

L'instrument de musique désigné se tenait plus loin, abandonné au sein d'un tas de vêtements troués, de sacoches éventrées, et de sacs de vivres partiellement avariés. Il fallait avoir l'œil pour le distinguer dans l'ombre et la multitude des objets désordonnés.

Bao rumina, fixa Aben quelques instants, échangea avec son second à la mâchoire carrée et aux cheveux gris, puis finit par répondre :

- Entendu pour les sept rations, mais à condition que vous ne sortiez pas de la zone du sud, et ne mettiez pas les pieds dans le bosquet au centre de l'île.

Aben sourit avec douceur, puis fit un signe positif de la tête. Un accord avait été trouvé.

Le Pêcheur et le MeunierWhere stories live. Discover now