Episode 2 : Les Marchands - Chapitre 1 : Le sort est surprenant

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[A l'épisode précédent, l'option "La tempête doit s'atténuer" l'a emporté avec 72% des voix. Merci pour votre participation !]


Episode 2 : Les Marchands

Le sort est surprenant. Dépassant l'insensibilité mécanique qu'on lui prête ; lorsqu'il actionne l'engrenage naturel dans lequel nous sommes plongés, le sort laisse également miroiter notre pleine incapacité à saisir l'étendue de cet engrenage, et les limites de ce que notre entendement conçoit. Je veux dire que, simultanément, sont mis en évidence le mouvement déterministe qui entraîne le monde dans un roulement désintéressé, tel le dévalement d'une pierre sur une pente raide ; mais aussi notre impuissance à saisir pleinement sa trajectoire, pourtant déterminée ; voire pire, note inaptitude à l'imaginer, alors qu'elle ne serait que la conséquence logique des causes dont nous sommes témoins. Cette particularité, semblant paradoxale à nos consciences médiocres, nous pousse à trouver le sort surprenant. Nous avons la bêtise de croire prédire ses décisions, mais notre pensée s'égare sans les toucher, et lorsqu'enfin le sort dévoile à nos yeux sa cruauté froide, apparaît alors le fait que nous n'aurions jamais pu envisager de telle horreur.

A l'épisode précédent, j'avais moi-même eu la faiblesse de prétendre à une prédiction. J'avais affirmé qu'une certaine Miel, femme blonde, naïve et oubliable de vingt-deux ans, allait mourir ; car cette éventualité me paraissait correspondre à une tendance naturelle vers laquelle le sort pourrait infléchir. Mais, une fois de plus, je me suis fourvoyé ; et cela n'est pas pour me déplaire puisque j'ai toujours été friand d'inattendu. A posteriori, je ne peux que m'amuser de la pauvreté de mon imaginaire. J'avais eu raison de penser que le sort allait être brutal, mais mon esprit trop étriqué se refusait à croire qu'il puisse y avoir de l'inventivité dans la barbarie, et de voir que la simple mort d'une personne comme Miel n'était qu'une possibilité grossière parmi d'autres, plus subtiles. Ainsi, en établissant cette fausse prophétie, j'étais loin de concevoir la perversion dont le sort allait faire preuve.

Au dernier épisode, j'avais évoqué la montée des eaux qui durait depuis dix longues années. Puis nous avions suivi un groupe de huit camarades, l'équipage d'Aben, qui, après la découverte d'une île, s'étaient entretenus avec ses habitants pour y négocier le séjour d'une nuit. Suite à l'établissement d'un accord avec les insulaires, Aben et ses compagnons s'étaient installés sur la côte sud. Une tempête s'était déchainée, pendant la nuit, et, accompagnée de la montée des mers, elle avait entraîné la dislocation de l'équipage. Aben avait disparu, sans laisser de trace, pendant que ses compagnons s'étaient dispersés aux quatre vents. Téa dérivait, assise à califourchon sur un pin déraciné. Rodd somnolait à l'intérieur d'une barque qui voguait au bon vouloir des vagues. Uky et Vaadre se trouvaient ligotés à l'intérieur d'un bateau, piloté par un groupe d'insulaires mutins. Ces derniers avaient refusé de repêcher leur capitaine tombé à l'eau, dit Bao, qui nageait invisible dans la houle, accompagné du seul acolyte ayant cherché à le secourir. Tous deux flottaient non loin de Linée, qui priait assise sur la coque d'une barque retournée. Je rappelle qu'elle avait tué deux camarades de Bao, et que son arc avait été perdu dans la houle. Paille, quant à lui, manœuvrait seul le navire de l'équipage, décrivant des cercles autour d'un îlot où Miel l'attendait, menacée par les vagues. Dans un murmure, il promettait de la sauver.

Voilà où mon savoir s'arrêtait, à l'épisode précédent. Je connaissais cette situation, et, fort de mon expérience, j'avais essayé d'établir une hypothèse sur ce qui suivrait. En particulier, j'avais supposé que le sort s'acharnerait sur Miel, puisqu'elle n'avait jamais connu de peines dignes de ce que les autres membres de l'équipage ont pu éprouver durant leur vie. Je pensais que la houle allait s'amplifier, et qu'elle allait emporter la jeune femme, peu importe les efforts de Paille qui la verrait mourir sous ses yeux. Ce dernier serait ainsi devenu fou par l'action de sa précédente promesse, et son apparente détermination chevaleresque, qui occultait sa véritable identité de fataliste mélancolique. Il aurait fondu vers l'ilot sans méthode, entraînant le chavirement du voilier, et la disparition de l'ensemble des biens contenus dans celui-ci.

Cette hypothèse me semblait hautement probable, mais, je le sais dorénavant, elle était parfaitement erronée. En vérité, la candeur indécente de Miel allait être inébranlée, sans être tâchée d'aucune sorte ; ou, tout du moins, sans être tâchée tout de suite. Et celle qui souffrirait atrocement pendant la nuit que nous décrivons n'allait pas être Miel, mais Linée. Linée qui, toute sa vie, avait subi l'acharnement du sort ; Linée qui, tout au long de son existence, n'avait connu que souffrance, violence et barbarie ; Linée qui, tous les jours, vivait des malheurs plus lourds à porter que tous ceux que Miel avait pu cumuler depuis sa naissance, allait expérimenter, une fois de plus, l'insensibilité du monde à son égard. Comme je l'ai déjà dit, le sort se fiche éperdument des valeurs humaines, comme la justice ou l'équité, il peut bien briser mille fois la même personne, et, inlassable, prendre encore cette cible lorsque l'idée d'une mille et unième cruauté se présente à lui. Le sort est injuste.

Le Pêcheur et le MeunierWhere stories live. Discover now