Episode 5 - Chapitre 18 : Vaadre ; Tant pis

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Du point de vue de Vaadre.

- Uky ? appelait-il doucement.

Il avait vu toute la scène : Uky s'approcher lentement du monstre, marteau en main ; celui-ci de la saisir à la hanche ; puis Uky de riposter de trois coups impétueux et définitifs. La bête avait alors expiré, et la femme était tombée en arrière, s'effondrant contre le mur.

- Uky ? Comment tu te sens ? s'enquit Vaadre.

La femme se tenait le flanc. Elle reprenait son souffle. Son visage, à demi visible dans les mailles du grillage, était chargé d'une expression que Vaadre lui connaissait mal.

- Pas très bien, finit-elle par avouer à voix basse.

La respiration d'Uky accéléra. Elle était blême. Ses doigts bleus, cramponnés sur le marteau, s'écartèrent avec peine, pour venir se déposer sur sa bouche et y trembler. Des larmes perlèrent aux coins de ses paupières. Son regard se perdit dans le vide. Elle souffla longuement, puis se mit à sangloter, fébrile. Des hoquets soulevèrent son corps. Ses reniflements devinrent aigus. Tout, en elle, semblait s'écrouler. Elle était misérable.

Vaadre se retourna, poussa sur le levier pour le ramener en position haute. Mais la herse demeura close. Il pesta.

Pour rappel, Vaadre se trouvait bloqué sur une minuscule plateforme d'une toise carrée ; d'un côté était la herse, de l'autre, le précipice donnant sur la mer ; à droite et à gauche se dressaient des murs couverts de lierre. En hauteur, sa position était centrale : il se trouvait à quatre toises de la surface de l'océan en contrebas, et à quatre toises du sommet de l'île en surplomb.

Uky, quant à elle, était à présent enfermée à l'intérieur de la grotte. En effet, la herse obstruait l'un des deux accès, et l'autre : le plafond ajouré de la salle cylindrique, était hors d'atteinte à cause de l'absence de l'échelle, qui avait été cassée dans le combat.

Les compagnons semblaient comme condamnés dans les deux cellules voisines d'une prison.

Vaadre demanda à Uky, dont les pleurs se calmaient :

- Ta blessure est-elle profonde ?

- Je ne sais pas, reconnut la femme.

- Appuie bien.

Uky secoua la tête.

- Je ne crois pas que ça suffise, Vaadre, dit-elle, la voix chevrotante.

Puis elle reprit :

- Mais ça ne fait rien. C'est comme ça. Tant pis.

Elle acceptait la fatalité ; rien ne pourrait la sauver. Elle devait mourir. Le jeune homme prit un air affecté. Il s'essuya nerveusement le nez et épia les environs. Finalement, il fit un pas vers la falaise, observa la paroi, puis ordonna :

- Reste-là. J'arrive.

- Qu'est-ce que tu fais ?

Vaadre agrippa le lierre, évalua sa robustesse et avisa les aspérités du mur, dans la pénombre. Uky réitéra la question. Sans répondre, le jeune homme posa la pointe de sa botte sur une saillie de la paroi, affirma sa prise, et, d'un seul élan, quitta le couloir pour se maintenir au-dessus du vide, en empoignant l'angle du mur. Uky sursauta. Elle lui interdit de continuer ; mais le jeune homme ne l'écouta pas. Sans un mot, il enfourna son pied dans une fissure, à gauche, sa main sur une racine, à droite, et se hissa d'une aune. Uky lui intimait de revenir. Vaadre poursuivait.

Le corps du jeune homme, il faut le rappeler, était affaibli par le manque de sommeil et de nourriture. Seul son esprit, patient et attentif, pouvait lui donner l'énergie nécessaire à l'exercice. Il s'attardait, tranquille, analysait la suite du chemin et les prises envisageables, avant qu'il ne s'y accrochât. Très lentement, il grimpait ainsi ; arrachait quelques tiges rampantes, entrainait l'éboulis de graviers qui chuchotaient le long de la paroi. En bas, les rouleaux sombres frappaient la roche, se retiraient dans le ressac. Une erreur signifiait certainement la mort. Il tomberait en mer. S'il ne succombait pas à la chute, la noyade se chargerait de l'achever, car rien ne lui permettrait gravir les murs abrupts et lisses, dénués de verdure, qui constituaient le pied du massif. Comment Vaadre pouvait-il ignorer, ici, la peur du danger ? A nouveau : en s'oubliant lui-même. Spectateur de ses propres gestes, il ne percevait plus les alertes de ses instincts, n'entendait plus les protestations de son amie que comme derrière un heaume. Il escaladait. La bourrasque soufflait ses mèches de cheveux et agitait les mille feuilles de lierre, qui tapotaient la pierre, le long de cette falaise ombreuse, incurvée au-dessus de l'océan noir ; éclairée par la lune. Il tremblait sous la peine. Les mains moites. Les avant-bras douloureux. Les jambes torses. Les doigts en sang. Les lèvres gercées.

Ce fut au bout d'un interminable supplice, que le jeune homme posa les mains sur le sommet de l'île.

Dans un dernier effort, il s'y hissa et s'assit pour reprendre son souffle.

- Et voilà, dit-il.

Suite à cette exclamation, Vaadre ne put réfréner un rire. Il se mit sur ses jambes, puis franchit la distance qui le séparait du gouffre. Du haut de ce dernier, il jaugea le lac souterrain, et examina les alentours.

Les restes du campement gisaient non loin. Vaadre y chercha quelque objet à tâtons. Pendant ce temps, son hilarité se poursuivait. Les étranges esclaffements traduisaient un sentiment difficile à décrire.

- Si j'avais su... ironisa-t-il.

Il se baissa, et trouva enfin ce qu'il cherchait : la corde de chanvre que leur avaient laissée les mutins. Vaadre la brandit en l'air, puis s'approcha d'un arbre contigu au puits. Il passa la corde autour du tronc, en murmurant :

- Un franc succès, Vaadre, un franc succès.

Il fit un nœud de chaise. La corde se serra solidement à l'écorce, et, tout en l'agrippant, le jeune homme se recula vers le précipice. Il rit de nouveau.

- On dirait presque que je l'avais prévu, dit-il.

Il jeta l'autre bout de corde vers les profondeurs. Le chanvre fouetta la surface du lac souterrain. Vaadre culbuta vers l'arrière et descendit en rappel, les pieds posés sur la paroi du puits, et se laissa glisser dans la grande salle cylindrique. Arrivé au niveau de la corniche, il se balança avec les jambes pour s'y déposer.

Une fois ceci fait, Vaadre s'élança dans le couloir. Uky, qui était restée épaulée à la herse, le regarda approcher avec sidération.

- Comment as-tu fait ? demanda-t-elle.

- Je ne sais pas, dit-il.

La femme sourit mais s'interrompit pour grimacer sous la douleur. Vaadre tenta d'observer la blessure, elle était effectivement profonde. Il se précipita jusqu'aux caisses de bois, trouva l'hameçon et le fil de pêche, et revint vers Uky muni de cet attirail.

Sans tarder, il cousit la plaie. 

Le Pêcheur et le MeunierWhere stories live. Discover now