Episode 3 - Chapitre 2 : Rodd ; Les naufragés

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Du point de vue de Rodd.

Il entendait un discret sanglot, sur sa gauche ; accompagné du ronflement des vagues. Les paupières closes, son esprit s'éveillait dans le souvenir de la tempête et l'absence d'Aben. Lentement, Rodd ouvrit les yeux pour se découvrir allongé sur un bout de tissu le séparant d'un sol de pierre grise, à côté d'une femme agenouillée dos à lui. Le soleil plongeait vers la ligne d'horizon. Non loin de là, un feu de camp brûlait, consumant quelques planches entassées en vrac pour faire cuire de maigres poissons. Son odeur réconfortante embaumait les lieux. Courbaturé, et encore somnolant, l'homme se redressa péniblement. Il trouva ses deux épées intactes, déposées à son flanc : l'une de bois, et l'autre dont le fourreau avait été scellé par une lanière de cuir. S'empressant d'enfiler la première à la ceinture, et de sangler la deuxième à son dos, il prit ensuite le temps d'examiner les lieux.

Rodd se tenait sur une petite île circulaire, presque plate, tout de roche. L'épave d'un voilier, couché sur l'îlot, occupait un bon tier de la surface rocailleuse. Ses voiles blanches encore déployées, tapissant le sol, claquaient parfois aux bourrasques. A gauche de Rodd, une jeune femme aux cheveux bruns et lisses sanglotait, penchée vers un petit corps inanimé, qui devait être celui d'un enfant de deux ou trois mois. La barque sur laquelle Rodd s'était échappé reposait sur la côte, voisine d'un homme d'âge mûr, robuste, les pieds dans l'eau, qui scrutait les flots, armé d'une épuisette. Le guerrier n'aperçut aucun autre être humain sur l'île, et en vint à considérer que l'épave avait été le bateau de ses trois habitants, qui aurait fait naufrage pendant la tempête.

Il se racla la gorge, machinalement, attirant l'attention de la femme qui se tourna vers lui, les yeux rouges. Elle semblait assez jeune, voire adolescente. Son visage était rond, et son corps frêle.

- Oh, je ne vous avais pas entendu, pardonnez-moi. Vous allez bien ? demanda-t-elle à voix basse.

Rodd acquiesça par un mouvement de tête, puis désigna le nourrisson, dont les yeux étaient fermés :

- Peut-on faire quelque chose ?

Affectée, la fille pinça les lèvres, fixa brièvement l'enfant, déglutit, et s'exprima :

- Il avait déjà de la fièvre. Nous avons échoué et... Il a chuté durant l'accident. On dirait qu'il respire faiblement, depuis. Je ne sais plus quoi faire.

Un reniflement lui échappa.

- Voulez-vous... Manger, un peu ? reprit-elle pour détourner la conversation.

L'homme accepta sans un mot. Modeste, le repas se composait de quatre minuscules maquereaux, mis à griller au-dessus de flammes malingres. La jeune femme tendit l'un d'eux à Rodd, en le présentant comme la ration réservée à chaque survivant, ce qui, mathématiquement, étonna le concerné. Il demanda si l'enfant mangeait du poisson, ce à quoi son interlocutrice répondit par un rire bref, avant de révéler l'existence d'une deuxième femme qui rôdait au milieu des décombres. Les étrangers étaient au nombre de quatre.

Pendant le dîner, l'adolescente eut l'occasion de faire les présentations. Elle s'appelait Tifrême, avait quinze ans, et le nourrisson, du nom d'Octès, était bien son fils. Les deux personnes qui l'accompagnaient étaient son oncle et sa tante : Guenor et Fède. Cette petite famille venait d'une île où la naissance de l'enfant avait engendré une violente discorde, qui avait abouti à son départ. Elle avait erré contre vents et marées, voguant de terres inamicales en îlots hostiles. Cela s'était soldé par un naufrage lors de la nuit d'orage, qui avait surpris les marins. Ils y avaient perdu l'ensemble de leurs maigres provisions, et l'enfant s'y était blessé. Dans la matinée qui avait suivi, Guenor avait découvert l'embarcation de Rodd qui dérivait non loin de la berge, puis l'avait aidé à regagner la terre ferme.

A présent, les sinistrés rencontraient un dilemme insurmontable. D'une part, s'ils restaient sur cette île vierge, ils risquaient d'y mourir de soif, puisque les gourdes étaient vides. Mais, d'autre part, Tifrême pensait que son fils ne survivrait à aucun voyage. Ainsi, même si les naufragés pouvaient emprunter la barque de Rodd pour envisager l'exploration des eaux alentours, dans le but de dénicher une autre montagne ; ils n'osaient pas le faire, de peur de précipiter le trépas du nouveau-né.

Rodd n'avait pas parlé, excepté pour donner son nom. Lorsque la fille se tut, un silence de quelques instants se fit, avant que le guerrier ne se décidât à ouvrir la bouche :

- Je vais retrouver les membres de mon équipage. dit-il. Quand ce sera fait, nous pourrons peut-être vous aider... parce que mon ami Aben est doté de pouvoirs magiques : il soigne les gens, je l'ai vu faire beaucoup de fois. C'était le médecin du village où j'ai grandi. Malheureusement j'ai perdu sa trace hier soir, mais il ne doit pas être bien loin.

- Vous pensez qu'il saurait s'occuper d'Octès ? s'enquit Tifrême, caressée d'un mince espoir auquel elle ne voulait croire.

- Je le pense, oui. confirma Rodd en lançant la carcasse du poisson dans le feu.

Suite à quoi l'homme se mit debout. Il décida :

- Moi je ne suis pas bloqué sur cette île. Vous l'êtes. Pas moi. Je vais prendre la mer. Si je trouve quelque chose à proximité je viendrai vous prévenir.

Le dénommé Guenor remarqua sa haute silhouette. Il fronça des sourcils blancs, et sortit de l'eau. Tifrême s'exclama :

- Attendez, vous n'allez pas partir à cette heure-ci. Il fera nuit noire d'ici quelques instants.

- Et alors ? souffla Rodd.

- Et alors vous ne verrez rien du tout !

- Peu importe. Mieux vaut essayer.

L'oncle paraissait avoir rapidement compris la situation malgré la distance. Sans attendre, il adjurait de loin :

- Laissez-nous la barque, monsieur, je vous en prie.

L'homme d'âge mûr s'arrêta à quelques toises de Rodd, une épuisette dans la poigne, un seau dans l'autre. Ses pupilles montraient une part de peine et de résignation :

- Pardonnez mon impolitesse, mais nous n'avons pas d'autre choix. Si l'eau monte de nouveau, sans cette embarcation nous sommes morts.

En effet, l'île était si plate que la marée pouvait l'engloutir sans effort. Dans le dos de Rodd, une femme cinquantenaire, brune, bien en chair, s'extirpa des ruines pour observer la scène. Elle paraissait exténuée, d'amples cernes soulignaient ses yeux, sur un visage creusé de points noirs. Sans parler, le guerrier exprima de la lassitude en tapotant sa jambe du bout des doigts. Guenor déglutit, avant d'insister d'une voix désolée :

- Je sais que c'est votre barque mais... Pour le salut de ma famille je ne peux pas vous laisser la reprendre. J'espère que vous comprendrez. Pardonnez-moi.

Rodd fit la moue. Il hésita silencieux quelques instants, avant de jeter un œil à l'épave.

- Et ça, là, vous ne vous en servez pas ? demanda-t-il.

- C'est un cadavre de bateau, monsieur, ça ne flotte pas. Contrairement à votre canot.

- Vous imaginez bien qu'on n'en serait pas là si le voilier était encore en état. ajouta Tifrême, lassée.

Le guerrier plissa les paupières, interdit, avant de répéter :

- Non mais moi je demandais si vous en faisiez quelque chose, de l'épave.

Symétriquement à la réaction de Rodd, Guenor paraissait confus. Il finit par répondre :

- Heu... Bah, non.

Et le bras gauche du capitaine s'en contenta. Il pianota encore quelques instants sur sa cuisse, songeur, puis se mit à marcher vers les débris du navire. Tifrême, Guenor et Fède le suivirent du regard, dans lequel on pouvait lire une certaine circonspection. Au loin, les nuages se teintaient de rouge ; la nuit venait.

Le Pêcheur et le MeunierWhere stories live. Discover now