Episode 6 - Chapitre 10 : Linée ; Premières dépositions

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Du point de vue de Linée.

Le jour du procès était arrivé. Après s'être présentés au galion, Linée et Hedvin avaient été conduits par la troupe de Phelom. Ils furent placés au premier rang de la salle, sur un banc de gauche. Un autre procès venait visiblement d'avoir lieu. Certains hommes quittaient la salle, d'autres y entraient.

Linée était surprise par l'ampleur du dispositif, eu égard à la négligence de la justice qu'Hedvin lui avait décrite. La pièce était grande. Il y avait une apparente solennité : un public, des gardes postés aux entrées, et cinq juges assis sur une estrade à l'avant ; le tout dans un décor assez riche quoique sobre. Cela se voulait sans doute imiter les tribunaux qui existaient avant la montée des eaux, mais se doublait d'un air difforme et trouble, qui sonnait faux. Même sans être éclairée par le savoir d'Hedvin, Linée aurait été dérangée par la mise en scène. Dans le contexte de la montée des eaux, un tel effort sur le paraître éveillait intuitivement le soupçon.

Et il se trouvait qu'Hedvin lui avait donné des raisons d'accroitre ce sentiment. Elle savait que les juges étaient partiaux. Elle savait que l'intérêt de Nelenvaï passait avant les droits de l'accusé. Et, surtout, elle savait que ce procès ne servirait qu'à faire des propositions de jugements qui seraient ensuite votées par un jury de grands marchands, lequel n'assistait même pas à la séance. Alors pourquoi tant d'efforts investis à imiter l'aspect de la justice ? Cela lui échappait. D'ailleurs, elle ne se l'expliqua pas. Tout au long du procès, elle en restera étonnée, et continuera de se questionner après qu'il se fût achevé.

Hedvin s'était réjoui puis avait grimacé à la vue des cinq juges, assis face à l'assemblée. Il apprit à Linée que la présidence était bien assurée par la seigneuresse de Nelenvaï, et non pas son mari le seigneur, ce qui était une bonne chose. Néanmoins, comme il le craignait, le marchand d'esclave Stihn, ami de Körl, faisait aussi partie des siégeant. L'homme, d'une cinquantaine d'années, avait un air détaché et hautain. Son crâne était partiellement chauve, sa face glabre, et il avait de grands cernes qui soulignaient des yeux vitreux. En somme, son allure était une espèce de mélange entre un notaire pointilleux et un aristocrate maladif. Sa présence mettait mal à l'aise la jeune femme.

A part Stihn et la seigneuresse, il y avait le greffier aux sourcils fournis, habillé tout de noir, et deux autres juges qu'Hedvin décrivit à Linée. D'abord Lonel, un jeune homme aux cheveux longs, l'air honnête, qui était le neveu et l'assesseur de la seigneuresse ; puis Vidone, une vieille femme élégante aux cheveux attachés, membre influente de la cour de Nelenvaï.

Linée apprit par la suite, de la bouche de Téa qui les rejoignit bientôt, que la seigneuresse, Lonel et le greffier étaient tous les trois également juges lors de l'assemblée antérieure.



Le procès s'ouvrit. Le greffier commença par rappeler les faits et résuma la séance précédente. Ensuite vinrent les dépositions des accusés, des enquêteurs et des témoins.

Tout fut plus long, pesant et répétitif que la dernière fois. Au total, le procès dura deux heures. Comme je l'ai déjà dit, mon intention n'est pas de m'y éterniser. Pour éviter à mes auditeurs de souffrir de l'aigreur anxieuse qui affecta Linée, je vais me contenter de narrer les quelques moments qui me semblèrent décisifs.



Pour commencer, l'accusé Grem étant absent, on se proposa de suspendre la séance en attendant son arrivée. Seulement, Körl assura qu'il ne viendrait pas. On lui en demanda la raison. Il répondit qu'il avait expédié Grem sur son île, qu'il n'en bougerait pas et que lui, Körl, voulait assumer la responsabilité de ses actes ; c'est-à-dire qu'il souhaitait qu'on l'accusât à sa place. Sa déclaration eut l'effet de stupéfier le tribunal, autant que de l'agacer. Les juges s'entretinrent en aparté. Puis on suspendit effectivement la séance. Linée crut, avec Hedvin, qu'elle allait être reportée. Et, finalement, sans doute par volonté de régler le problème une fois pour toutes, la seigneuresse déclara qu'on jugerait Körl pour les actes de Grem, avec l'accusation supplémentaire de vouloir nuire au bon déroulement du procès. Et la séance reprit.

Le Pêcheur et le MeunierWhere stories live. Discover now