Episode 6 - Chapitre 18 : Rodd ; Chez Hedvin

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Du point de vue de Rodd.

Rodd ne parvenait pas à s'extraire de la torpeur. Le poids du labeur de ces derniers jours, la faim et la soif, s'alliaient en lui dans une impression d'irréalité persistante. Il avait l'air amorphe, presque endormi ; et lui-même peinait à tout saisir, et se frustrait de ne pas se réveiller. Il lui semblait être à distance de ses propres gestes.

Il connaissait le frère Hedvin. Lorsqu'il était petit, ce dernier passait plusieurs semaines par an dans son village. Il savait que c'avait été le meilleur ami d'Aben. Sa réputation, d'après ses souvenirs, était unanimement partagée comme celle d'un homme de fort caractère, cassant et aigre, mais qui avait un cœur d'or. Cette ambivalence résumait aussi l'avis que Rodd s'était fait de lui, comme enfant, car il l'avait aimé autant qu'il l'avait redouté.

Quand Linée et Rodd pénétrèrent dans sa demeure, sur le coteau, Hedvin se montra d'abord très rude et froid, dans l'ignorance qu'il était de l'identité de son hôte. Mais dès lors que Linée l'eut informé par un simple : « C'est Rodd. », le vieil homme changea de visage.

- Rodd ! s'exclama-t-il. Tu as bien grandi.

- Bonjour Hedvin.

Ils se serrèrent la main. Et, peut-être qu'Hedvin perçut quelque chose dans le sourire de Rodd, car il s'empressa d'ajouter :

- Je suis désolé pour votre amie.


Ils s'assirent autour d'une table. Chacun prit un bol de bouillon chaud. Une femme, nommée la sœur Madrine, les accompagnait.

Ils parlèrent. Hedvin et Rodd se racontèrent ce qu'ils étaient devenus depuis la montée des eaux.

- Alors, tu es resté avec Aben tout ce temps, remarqua le vieil homme.

Puis le sujet revint naturellement à Téa, puisqu'il occupait tous les esprits. Hedvin s'exprima sur la morte d'un air gêné. Il écouta ce qu'en disaient Linée et Rodd, des avis résumés du dialogue précédent, et se prononça à son tour. Ce qu'il avait à en dire pourrait se résumer à l'idée que Nelenvaï n'écoutait que le marché, et rien d'autre ; que la justice, l'équité, la cohérence morale, n'étaient pas leurs affaires ; qu'ils étaient pragmatiques. Rodd finit par demander :

- Et comment pourrais-je récupérer le corps ? Je ne veux pas la laisser là.

- N'y compte pas, répondit Hedvin. Je suis désolé mais... Quand on est pendu au grand gibet, c'est jusqu'à devenir poussière. C'est la règle. On a même pas le droit de la toucher, ni de la dépouiller des biens qu'elle aurait sur elle.

- Et, si je m'entretiens avec la seigneuresse ?

- Non, elle ne t'écoutera pas, elle ne voudra même pas te recevoir. Vous ne représentez rien pour eux. Vraiment. N'essaye pas. Juste... Ça suffit. On a déjà fait tout ce qu'on a pu. Il faut se ranger maintenant.


Dans la suite du dialogue, Hedvin tenta d'expliquer le fonctionnement de Nelenvaï.

- Ce qu'il faut comprendre, dit-il au bout d'un moment, c'est que Nelenvaï s'est bâtie sur l'idée qu'elle existerait toujours. L'île était tellement grande et tellement haute, qu'on pensait que la mer allait s'arrêter de grimper avant d'en atteindre le sommet. Je vous parle de ça, c'était il y a sept ans. L'île était beaucoup plus vaste que cela, c'était un véritable pays. La cime de la montagne s'élevait infiniment haute, au-dessus de nous, on se faisait mal au cou juste en essayant de la regarder. Et on a voulu l'escalader, pour construire en altitude quelque chose qui persisterait. Parce qu'il paraissait aberrant que l'eau monte aussi haut. Vous comprenez ? A l'origine, c'est avec cette intention de perdurer qu'on a fait société. Nelenvaï c'est une idée de société qui survivrait à la montée des eaux. Et figurez-vous que cette conviction est restée. Ayant bâti leurs habitudes, leurs espérances, leurs projets, leur mode de vie, dans l'idée de cette pérennité, les gens d'ici ne veulent pas s'imaginer l'abandonner. Même si la mer est maintenant arrivée... à nos portes, si j'ose dire, eux croient toujours que l'île de Naï perdurera, qu'elle ne sera pas submergée. C'est stupide... Mais après tout, pourquoi pas ? Qui peut, avec certitude, affirmer que l'eau continuera de monter ? Si ça se trouve, elle va s'arrêter là. On peut se dire ça à chaque fois qu'on la voit statique. Lorsque Linée se demande : « pour qui est-ce qu'ils se prennent ? » la réponse se situe dans cette croyance. Ils se prennent pour leur ambition, l'ambition d'un pays qui continuerait d'exister, à l'avenir. Bon, d'un autre côté vous avez raison de dire qu'ils ne sont pas à hauteur de cette ambition. Les valeurs qu'ils croient défendre sont des chimères, le marché est une horreur, et selon toute vraisemblance l'île sera engloutie d'ici deux ans. Bah, oui ! Aux yeux de n'importe qui de raisonnable, leur attitude est celle d'un fou ! Car si l'on a pas de preuve pour dire que l'eau continuera de monter, on en a encore moins pour dire qu'elle s'arrêtera ! Pourtant, moi, à chaque fois que je débats avec eux, et Dieu sait que ça arrive souvent, je me heurte à un mur, un véritable mur. Ils sont incapables d'imaginer avoir tort. Pour eux, la folie ça n'est pas de penser que l'eau s'arrêtera de grimper, la folie c'est de penser qu'elle continuera. Mais ils n'ont aucun fait pour étayer leur point de vue. Voilà pourquoi vous avez raison, tous les deux. Rodd, tu as raison de dire qu'ils défendent leurs intérêts, et Linée tu as raison de dire que c'est absurde. Parce que l'opinion qu'ils se font de leurs intérêts, elle-même, est absurde. A aucun moment ils ne se préparent à l'idée que l'île sera engloutie, que leur marché ne fonctionnera plus, qu'ils ne pourront plus payer les mercenaires, ni nourrir leur population ni se nourrir eux-mêmes. Qu'ils devront tous partir, qu'ils n'auront pas assez de bateaux pour ça, d'ailleurs, qu'ils ne sauront même pas où aller, qu'ils n'auront plus de terre, et que, donc, le pouvoir qu'ils croient avoir maintenant, sera réduit à néant. Que les seigneurs de Nelenvaï ne représenteront plus rien. C'est ce qui arrivera, certainement, d'ici deux ans. Je dis deux ans parce que, d'après mes propres calculs et les mesures que j'ai faites, l'eau franchit environ cent toises par an, en moyenne. Donc elle franchit deux cent toises en deux ans, et deux cent toises c'est la hauteur de l'île toute entière. Donc vous comprenez que mon approximation est assez généreuse, même très généreuse. Vous vous doutez que ça va commencer à poser problème avant que l'eau n'atteigne le sommet de l'île de Naï. En réalité, au moment où les côtes de la baie, qui sont pour la plupart à cinquante toises au-dessus de l'eau, seront submergées, l'existence même du port sera remise en cause. Donc, peut-être que d'ici six mois, ou un an, Nelenvaï aura périclité. C'est dans ce contexte qu'on a pendu votre amie. En pensant sauvegarder, asseoir, une société idéale pérenne, qui est tellement pérenne qu'elle va probablement mourir d'ici six mois. C'est ces intérêts là qu'ils défendent.


Finalement, Hedvin questionna Rodd sur la situation actuelle de l'équipage d'Aben. Le récit du guerrier, à propos de la quête d'Erenaï, de la magie des tourbillons, de la disparition d'Aben dans une grotte couverte d'inscriptions magiques ; puis l'évocation de l'île de Paille et Miel et de son étrange insulaire, eut l'air de capter son attention. Hedvin, aussitôt, s'impliqua.

- Je ne sais pas ce que vous comptez faire, avez-vous déjà prévu quelque chose, pour la suite ? demanda-t-il. En tout cas, lorsque vous repartirez de Nelenvaï, j'aimerais bien vous accompagner un petit temps, pour enquêter avec vous. Si cela ne vous dérange pas.

- Bien sûr, acquiesça Rodd.

- Quels sont vos projets ? Si ce n'est l'objectif de venir chercher Linée et, malheureusement, d'essayer de retrouver Téa, tu avais des choses à faire ici ?

Rodd inspira longuement. Il répondit :

- Eh bien... Comme je le disais, j'aimerais discuter avec la seigneuresse... Et avec Körl, aussi.

Le Pêcheur et le MeunierWhere stories live. Discover now