Episode 3 - Chapitre 7 : Uky ; La falaise

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Du point de vue d'Uky.

La nuit passa, succédée d'une matinée empreinte de lassitude. L'ambiance à bord du navire était délétère. On parlait peu, et les rares échanges qui avaient lieu se tâchaient souvent de reproches. Au moins, Uky pouvait-elle se réjouir de ne pas encore avoir été la cible de ces ressentiments, mais craignait que cela ne dure. En effet, le voilier faisant cap vers l'ouest depuis plus d'une journée n'avait rencontré aucune terre, ni quoi que ce soit qui puisse permettre de le débarrasser de ses captifs. Or, puisque ces derniers étaient considérés comme un fardeau, ils allaient nécessairement devenir source d'une forte tension si la situation s'éternisait.

Chacun déambulait maussadement sur les planches du pont, ajustant parfois la voilure, faisant l'inventaire des biens, s'affairant à quelques activités manuelles ou cédant à l'oisiveté.

Une cabine avait été offerte à Uky et Vaadre, en plus de la nourriture. Ce fut après le déjeuner, souhaitant se soustraire à l'animosité silencieuse de l'assemblée, que la femme décida de se rendre dans ladite cabine pour y faire une sieste. Le somme fut de piètre qualité, secoué de cauchemars, et lorsqu'elle s'en réveilla, elle eut l'étrange impression que le navire n'avançait plus. Soulevant le visage de la paillasse, et sortant peu à peu du sommeil, la navigatrice expérimentée confirma son intuition. Dehors, des voix s'élevaient, étouffés par les grincements de la coque.

Méfiante, la femme se mit sur ses jambes, avança jusqu'à la porte de la pièce, et l'ouvrit sur le jour blanc. Elle aperçut tout d'abord deux longs pics rocheux qui sortaient de l'eau, non loin du bateau. Puis, dirigeant le regard à l'avant de celui-ci, elle vit une troisième formation montagneuse, monumentale. La falaise concave, enfoncée par la mer, paraissait souhaiter embrasser le voilier de ses longs membres de pierre. Elle se parait d'une couronne de lierre à son sommet, surmontée de branchages discrets. Les trois îles étaient disposées le long d'un cercle imaginaire, qui prolongeait la forme courbée de la falaise. Au premier abord, Uky les jugea inaccessibles, à cause du caractère abrupte, voire littéralement droit et lisse de leurs flancs.

Cependant, elle douta en remarquant que Huril et deux de ses acolytes avaient pris la barque, et ramaient en ce moment vers la falaise concave, la plus grande des trois îles. Ils disposaient d'une échelle en bois à leur bord, que la quarantenaire, perplexe, soupçonnait très insuffisante pour gravir la pente. Non loin d'Uky, Gaën et Vaadre surveillaient l'avancée du canot. Le premier donnait des indications à Huril, en criant d'un air irrité, tandis que le deuxième gardait le silence, distant et pensif. Les mutins qui restaient s'agitaient en préparant du matériel. Uky s'approcha du jeune mousse, et lui demanda à voix basse :

- Que se passe-t-il ? Qu'espèrent-ils atteindre avec leur barque ?

Vaadre sortit de sa rêverie avec embarras, et indiqua du doigt une ouverture qui se trouvait aux trois quarts de la hauteur du mur, au plus profond de sa courbure. Le trou, encadré de lierres, ressemblait à une grotte de taille humaine ; on pourrait presque penser qu'il avait été creusé par des hommes, bien que le lieu parût abandonné.

- Ils veulent monter là-haut. répondit le mousse.

Une nuée d'oiseaux, comparables à des hirondelles, voletait au sommet boisé du mont. Uky observa, dubitative, Huril et ses deux amis accoster sur l'une des rares parcelles de roche dont l'altitude égalait celle de l'océan. Les hommes y positionnèrent l'échelle, qui, une fois ajustée, toucha le bas de la robe de lierre habillant le massif. La quarantenaire comprit qu'ils avaient l'intention de rejoindre la crevasse en s'accrochant aux plantes. Une longue corde de chanvre enroulée autour du buste, l'un d'eux, un jeune blond, s'élança en premier. Il escalada les niveaux de bois, rapide et agile, puis s'agrippa fermement à la verdure. Non sans manquer de chuter, il gravit ensuite la paroi colossale, au-dessus de la mer, montant à plus de dix toises de haut, avant de poser la main dans la caverne, pour s'y hisser. Uky avait trouvé le spectacle impressionnant, voire angoissant.

Une fois à l'intérieur, l'homme cria quelques phrases inaudibles qui firent écho contre la montagne. Huril, qui devait avoir saisi le contenu du message, s'en montra fortement surpris. Il répondit par une question confuse, qui s'achevait en les mots : « rien d'autre ? ». Après un temps, le destinataire rétorqua par la négative. Incertain, le capitaine dodelina du chef, et s'engagea finalement sur la barque, accompagné de son complice. Ils ramèrent pour se placer en dessous de l'antre, pendant qu'Huril conclut par un ordre qu'Uky réussit à entendre :

- Bon, s'il n'y a rien de mieux, accroche-la donc à cette... chose.

A l'intérieur du tunnel, l'homme noua solidement le cordage qu'il transportait, puis largua son autre extrémité du haut du gouffre. La corde se déroula vivement dans l'air jusqu'à fouetter la surface de l'eau, douze toises en dessous.

Elle servit à soulever Huril jusqu'à la caverne. Et une fois que ce fut fait, on commanda à Gaën, Vaadre et Uky de le suivre. Bien que soupçonneux, ces derniers furent contraints d'accepter.

La manœuvre impressionna beaucoup la barreuse, lorsqu'elle y assista d'en dessous, postée sur le canot, alors que Gaën, puis Vaadre, se faisaient emporter l'un après l'autre. Mais lorsqu'elle dut y passer elle-même, la quarantenaire bascula de la simple intimidation à la franche terreur. Ses mains moites se verrouillaient sur le câble avec tant de ferveur qu'elles en tremblaient, et son œil fuyant osait à peine regarder vers le bas : le navire des mutins devenir minuscule, et la chaloupe s'écarter loin de ses jambes.

Une fois dans la grotte, Uky demeura fébrile, et dut faire bien des efforts pour parvenir à écarter les doigts pour libérer la corde. Huril l'accueillit en souriant. Il lui donna une tape compatissante sur l'épaule, à laquelle la femme répondit par une grimace, avant de scruter la pénombre du passage d'un air intrigué.

- Bon, je... suppose que je peux défaire le nœud, maintenant. décida le blond qui avait grimpé la côte.

Le chanvre était attaché aux barreaux épais d'une imposante herse grillagée, qui dépassait du plafond. Ouverte sur un sombre couloir de roche, fermement maintenue en position haute dans la fente qui l'accueillait, elle évoquait la dentition supérieure d'une énorme mâchoire oblongue. Quelques pas séparaient le bord du gouffre de la herse, ce qui expliquait pourquoi elle ne se remarquait pas depuis la mer. L'ouvrage, forgé d'un métal large et solide, était rouillé sur toute sa surface, et avait ainsi l'allure d'une antiquité.

J'ai déjà pu expliquer que les restes témoignant d'anciennes vies dans les montagnes sidéraient ceux qui les apercevaient pour la première fois. En l'occurrence, la présence, en ce lieu, du résultat d'un conséquent travail de ferronnerie, dont l'ensemble devait peser plusieurs milliers de livres, paraissait surnaturelle aux yeux des trois mutins rassemblés là, à la cime d'un pic monstrueux, presque infranchissable même pour eux, que la mer avait pourtant porté. Aussi l'approchaient-ils avec autant de prudence et d'incrédulité qu'ils en auraient eu devant une engeance difforme et inconnue. A ses gestes hésitants, on devinait que le blond avait lié le cordage à cette herse par pure nécessité de le fixer sur un objet robuste. Il s'empressait de le détacher, hâtivement, les doigts mal assurés, sans que rien ne le nécessitât à priori. Ceci permettait également à Uky de supposer le contenu de la conversation étrange qu'elle n'avait pu déchiffrer un peu plus tôt.

- Tiens. dit Gaën. On dirait qu'il a trouvé le levier, ce petit gars.

L'homme désignait Vaadre du menton. Le mousse, encore situé à l'entrée de la grotte, fouillait les lierres qui s'introduisaient sur les parois. En écartant une partie du feuillage, il avait dévoilé une très vieille perche de métal rouillé, d'un pied de long, qui dépassait du mur. Cela ressemblait à un levier en position haute, qui servait probablement à enclencher le mécanisme de la herse.

- N'y touche pas. siffla Huril, impérieux.

Vaadre leva une paume devant lui, d'un air de dire qu'il n'en avait pas eu l'intention. Il lâcha la plante, et la barre se couvrit de nouveau. Ramenant son attention sur la porte menaçante, le chef se mordit la lèvre puis grogna d'un souffle :

- Bon, il faut bien. Allons explorer un peu.

Il fit signe au groupe de le suivre dans l'ombre.

Le Pêcheur et le MeunierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant