Episode 6 - Chapitre 8 : Téa ; L'attente du procès

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Du point de vue de Téa.

Depuis qu'elle savait que Linée était en vie, et depuis que celle-ci lui avait appris qu'Uky, Vaadre et Paille l'étaient certainement aussi, Téa avait changé d'opinion. Au départ, elle avait vécu son emprisonnement comme si cela ne concernait qu'elle. Elle avait, ainsi, tacitement accepté les règles qu'on lui imposait, et s'était laissée glisser dans la fatalité. Elle s'était même mise à croire en sa propre culpabilité, en la nécessité de la reconnaitre. Mais à présent, la conscience de la survie des autres la faisait naturellement se placer dans la perspective de l'équipage d'Aben, plutôt que la sienne propre. En l'absence d'Aben, elle était capitaine par procuration, et si Aben était mort, elle était capitaine pour de bon. Elle se mit donc à réfléchir en tant que capitaine de l'équipage d'Aben. Cela modifiait radicalement sa posture.

Téa se rendit compte que les manières d'être d'Aben, ses discussions fermes, son ton intransigeant avec les différents groupes qu'ils avaient croisés, tout le long de leurs voyages, pouvaient s'appliquer à sa situation. Sitôt qu'elle eût fait ce rapprochement, elle fut incapable de justifier son attitude initiale.

- Qu'est-ce qu'il m'a pris ? disait-elle à part soi.

Car, en effet, jamais Aben n'aurait permis qu'on l'emprisonnât si facilement, en suivant les lois de leur île, comme si l'équipage d'Aben n'avait pas eu son mot à dire. La position de l'équipage d'Aben était toujours de se considérer comme l'égal des communautés qu'ils côtoyaient, peu importe leurs tailles. Ils ne se soumettaient pas. Ils discutaient d'un fonctionnement commun qui serait autant respectueux des exigences des autres, que des leurs.

Téa se rendit compte qu'au fond d'elle-même, elle avait désiré qu'Aben fût encore en vie, et qu'il vînt la sortir de là. Ces responsabilités qu'elle lui prêtait, à présent c'était à elle de les endosser. Continuer à les négliger, alors que d'autres membres de l'équipage étaient en vie, serait aussi lâche qu'égoïste. Il fallait qu'elle se comporte en capitaine, comme Aben l'aurait fait à sa place.


Le jour où elle acquit cette nouvelle résolution, c'est-à-dire le lendemain de la visite de Linée, Téa voulut agir. Elle attendit que le geôlier parut, et, lorsqu'il se montra enfin, elle l'appela.

- Monsieur, dit-elle. Monsieur, je demande un entretien avec votre seigneuresse.

Mais l'homme, qui passait à côté de sa cellule, ne réagissait pas.

- Faites remonter cela, ordonna-t-elle. Dites à vos supérieurs que la capitaine de l'équipage d'Aben exige un entretien.

Il haussa les épaules.

- Faites-le, insista-t-elle. Arrêtez de vous tourner les pouces.

- Bon Dieu ! protesta l'homme.

- Faites-le. Nous sommes des sorciers. Je ne vous aurais pas sollicité si ça n'était pas important. Faites-le, je vous prie.


Et le geôlier finit effectivement par s'exécuter, mais personne n'accéda à sa requête. Téa réitéra la tentative chaque jour, sans plus de résultat. Elle se remit à tourner en rond dans son logis indigent. Les prisonniers se faisaient d'elle des avis partagés, à présent qu'elle semblait pleine d'une détermination sourde. Certains la raillaient, d'autres l'encourageaient.

Elle attendit avec impatience la prochaine visite de Linée et Hedvin ; mais les jours défilèrent, sans qu'elle ne les revit.

Un soir, elle se coucha, de nouveau accablée. A condition qu'elle eût bien compté, et elle ne pensait pas s'être trompée, le lendemain devait être le jour de son procès. Mais rien n'était prêt. Elle ne savait pas comment se défendre. Elle n'avait pas pu discuter avec Linée et Hedvin qui n'étaient pas venus. Elle ne savait pas si, finalement, ils allaient être présents. Et elle n'avait pas pu s'entretenir avec la seigneuresse. Téa s'en voulut terriblement de ne pas avoir adopté l'attitude d'Aben auparavant. Si elle s'était comportée en digne capitaine d'équipage, dès l'instant où elle avait tué ces trois bandits, le déroulement des événements aurait été bien différent. Cela lui sautait aux yeux.

La nuit passa lentement. Plutôt que de dormir, elle songeait à sa future déposition. Elle avait l'impression de ne pas s'y être préparée, de ne pas y avoir pensé ; pourtant, en vérité son esprit n'avait fait rien d'autre que de s'en occuper, pendant une semaine entière.

Elle voyait s'écouler chaque instant devant elle, essayant de se figurer, encore et encore, les différents scénarii envisageables, et la conduite à adopter pour chacun d'eux. Cela se poursuivait, alors que le soleil se levait.



Ainsi vint le jour du procès. En réalité, rien de ce qu'elle avait prévu, cette nuit et ce matin-là, ne se produisit, à l'exception de sa propre déposition. Le sort échappe à notre entendement. Il comporte une infinité de facettes, de subtilités. Et il suffit que nous nous trompions sur l'une d'entre elle pour que l'ensemble de notre prévision soit erronée. Cette fois, Téa avait fait erreur dès l'origine, c'est-à-dire sur la nature même de ce qu'elle allait vivre.

Il me faut tout de suite préciser, avant de me lancer dans la narration de cette journée, que je me permettrai nombre d'ellipses et de raccourcis. Ce qui importera dans notre histoire ne sera pas l'interminable discussion du procès, mais plutôt son résultat. Je vais donc aller à l'essentiel.



Un lourd claquement se fit entendre. Un groupe de gardes descendit les escaliers.

On ouvrit la cellule de Téa. On lui lia les mains. Elle exigea un entretien avec la seigneuresse, on lui refusa.

On la mena par des couloirs de bois. On la fit attendre dans une cabine. Elle entendit des bruits de pas dans une salle voisine.

Après un temps qui semblait des heures, un garde la saisit par le bras et la guida. Elle approcha de la porte ouverte de la salle d'audience, la même que la fois précédente, d'où provenait le brouhaha d'une petite assemblée. Devant cette dernière attendaient quelques badauds.

On la fit entrer.

Une quinzaine d'inconnus occupaient les bancs du public. Leur attention se tourna vers elle. Au bout de la salle, la table des juges était présidée par la seigneuresse, et comportait quatre autres siégeant. Des discussions éparses bourdonnaient. L'atmosphère était lourde.

En longeant les bancs de bois, par l'allée centrale, escortée de deux mercenaires, Téa vit d'abord, sur le premier rang de droite, le visage froid d'un homme strabique, qui s'était levé pour la scruter. Elle devina Körl, qu'on fit rasseoir. Alors, elle porta sa vue sur le premier banc de gauche, et y découvrit Linée et Hedvin qui la regardaient avec amitié.

On la fit s'asseoir à côté d'eux.

- Désolée, dit Linée. On a finalement pas pu te revoir plus tôt. Comment tu te sens ?

- Ça va, fit Téa. Merci, merci vraiment d'être venus, heureuse que vous soyez là.

- Tu croyais qu'on allait t'abandonner ? demanda Hedvin en souriant. C'était bien la peine de nous donner tout ce mal pour te dire qu'on serait là.

Sur l'estrade, le greffier se mit debout. C'était l'homme sombre et sévère de la séance précédente. Il prit un parchemin, l'amena sous ses yeux, et le silence se fit.

Le Pêcheur et le MeunierWhere stories live. Discover now