Episode 1 - Chapitre 12 : Du point de vue de Linée - Première partie

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Cela faisait un moment que Linée attendait seule sous l'orage. Attentive au moindre mouvement, à la moindre lueur, elle allait et venait le long de la rive, sans que personne ne la rejoigne. Son esprit aussi méfiant que sceptique ne pouvait s'empêcher d'envisager certaines éventualités ; en voyant l'eau grimper en vitesse, elle craignait que l'île toute entière ne soit bientôt engloutie, et de se trouver à nager dans une mer déchaînée, sans rien pour la soutenir ni l'aider. Si elle n'avait aucun support flottant à portée de main, il était certain qu'elle mourrait noyée dans une telle situation.

L'apparition de la barque qui revenait vers l'île, un peu plus loin à l'ouest, la réconforta. D'un pas vif elle se dirigea vers l'embarcation, puis s'étonna de distinguer deux formes humaines à son bord, alors qu'Uky aurait dû rentrer seule. Par précaution, elle saisit l'arc qu'elle portait autour de son buste, et prit une flèche dans le carquois, à sa ceinture. Les deux silhouettes, qui poussaient le canot hors de l'eau, étaient masculines, étrangères : des habitants de l'île. Linée avait la certitude de reconnaître, dans leurs mains, l'embarcation qui avait transportée Uky et Vaadre. L'un des deux hommes parla fort, et la jeune vigie l'entendit en s'approchant davantage :

- Qu'est-ce qu'ils font les deux autres ? Ils devraient déjà être ici avec la barque de la grotte ! dit l'homme.

- Ne t'inquiète pas. répondit l'autre. Ils arriveront. De toute façon, les ennemis ne sont plus une menace maintenant que nous avons capturé deux de leurs compagnons.

Un peu plus loin, sur l'océan mouvant et sombre, le voilier des insulaires se dessinait, illuminé par quelques torches ; il s'approchait lentement. De son regard précis et vif, Linée distingua à son bord la présence d'Uky et de Vaadre, qui étaient tous deux ligotés. La quarantenaire avait un air morne et attristé, alors que le mousse souriait avec insouciance, sans paraître s'émouvoir de sa situation. Vaadre avait un corps fin et long, aux cheveux blonds courts qui étaient plaqués sur son front ; ses yeux marrons semblaient éternellement perdus, lointains, rêveurs. Linée avait toujours eu du mal à le cerner.

Elle encocha la flèche, tout en continuant d'avancer, déterminée. Un instant plus tard, l'un des insulaires qui charriait le canot sur le rivage perçut la vigie, et s'exclama :

- Eh ! C'est la fille de tout à l'heure, celle qu'on voulait recruter dans notre équipage !

Il pouffa en la désignant du menton, pendant que Linée bandait son arc. L'homme eut à peine le temps de réaliser être en danger, que la pointe se ficha dans sa gorge. Il étouffa en joignant les mains sur son cou, et tomba à genoux. Linée empoigna une autre flèche dans le carquois. Le second porteur de barque, qui venait à peine de saisir ce qu'il s'était produit, cria de panique :

- Arrête ! Nous exécuterons tes coéquipiers si...

Linée décocha le deuxième trait, qui vint transpercer la hanche de son adversaire. Celui-ci hurla de douleur, se contorsionna, tandis que la femme poursuivait la marche en saisissant une troisième munition, le visage impassible.

- Ne les tue pas ! s'égosilla Bao sur le navire, au loin.

La vigie savait que ce cri lui était adressé. Elle fronça les sourcils et banda son arc, tandis que le blessé se pliait, se tassait dans sa bave, ses pleurs et ses gémissements. S'arrêtant à deux pas de celui-ci, elle prit le temps de viser son crâne, et lâcha la corde.

- Sale chienne ! s'emporta Bao. Je vais te massacrer !

Linée releva la tête, attrapa une quatrième flèche, et visa le voilier. Elle distingua Bao, ivre de rage, et décocha dans sa direction. Le trait manqua sa cible, tomba dans l'eau, pendant que le navire changeait de cap, manifestement dans l'objectif de se mettre à distance de la jeune femme. Linée fouilla une cinquième fois dans son carquois, arma une munition en observant le bateau qui s'éloignait, debout à côté d'une barque et de deux cadavres sanguinolents. Mais, alors qu'elle ajustait sa visée dans l'objectif de tirer sur Bao, quelque chose troubla son œil, dans l'ombre derrière le voilier. C'était comme si le noir opaque se mouvait, comme si quelques reliefs s'agitaient, grandissaient, roulaient vers elle. La femme plissa les paupières, et reconnut alors la présence d'une vague immense qui souleva le navire des insulaires. Linée sauta dans le canot à côté d'elle, et s'y cramponna, juste avant que le grondement chaotique ne la balaye. Son corps et sa vue tournèrent dans l'onde sourde, l'arc lui échappa des mains, mais elle continuait de sentir la présence de la barque contre son flanc.

Le Pêcheur et le MeunierDonde viven las historias. Descúbrelo ahora