Episode 2 - Chapitre 20 : Miel ; Recourir à la raison

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Du point de vue de Miel.

La blonde se mit à revivre de nombreuses fois les mêmes événements ; allant de son éveil sur la chaise jusqu'à la découverte des corps de Fënna et Velorn dans la demeure de celui-ci. Les mêmes instants se déroulèrent circulairement, à la volonté de la jeune femme car, puisqu'elle avait compris que son interaction avec les objets du monde lui permettait un transport dans le temps et l'espace, elle l'avait utilisé à son avantage. Chaque fois qu'elle avait le malheur de se trouver devant la scène du drame, Miel avançait jusqu'au cadavre pendu de Velorn, qui tenait la pelle dans sa main gauche, et saisissait l'objet de la main droite. Au moment suivant, elle se trouvait assise sur la chaise à l'angle du chemin, et les événements reprenaient à zéro.

Par cette méthode, la femme eut l'occasion de réfléchir longuement à la situation dans laquelle elle se trouvait, et de faire diverses expériences pour confirmer ou infirmer ses hypothèses.

La première conclusion fut que, peu importe ses tentatives pour l'en détourner, la macabre tragédie du meurtre de Fënna et du suicide de Velorn survenaient systématiquement, semblable dans ses moindres détails jusqu'à la disposition des œufs sur le sol. A de nombreuses reprises, Miel eût l'occasion de franchir le seuil de la funeste demeure, l'angoisse au ventre ; pour y revoir l'horreur du cadavre défiguré de Fënna, son crâne brisé, déversant une matière sombre et visqueuse ; pour y retrouver le regard éteint du corps pendu de Velorn, qui tournait lentement, l'outil du meurtre dans la main ; pour y sentir, à nouveau, la fragrance âpre du sang chaud, l'air lourd et poussiéreux d'une maison trop vieille, qui répétait sans-cesse la même histoire ; pour y entendre, encore et encore, le silence insupportable de la mort, qu'elle avait essayé d'empêcher par tous les moyens. Ainsi, Miel en déduisit que, même si elle semblait en apparence déformer la réalité par sa présence, certains événements finiraient toujours par se produire en oubliant substantiellement la perturbation induite par la scribe. Comme si la réalité visible ressemblait à une corde de viole de gambe, que Miel parvenait éphémèrement à faire vibrer, mais qui revenait fatalement à sa position initiale en épuisant la vibration.

La jeune femme finit par croire que ces événements avaient effectivement eu lieu, par le passé, et ne pouvaient pas être modifiés. Elle assistait bien à des faits qui s'étaient déroulés lors d'une journée ensoleillée de l'an 1182, dans la province de Lordérol, et n'en était qu'une spectatrice perturbante. Miel ne pouvait observer ces instants passés qu'en prenant la place de quelqu'un qui aurait dû s'y trouver, et ainsi, en agissant différemment de la personne qu'elle remplaçait, en incarnant une altérité, elle entraînait nécessairement des contradictions, qui finissaient par se résoudre, plus ou moins abruptement. Sa présence ne lui permettait pas d'influer sur la réalité, mais seulement d'en être témoin d'une manière imparfaite, puisque, se substituant toujours à un acteur de l'événement, elle ne pouvait qu'imaginer ce qu'il s'était vraiment produit sans qu'elle n'y soit, et avec la participation de l'acteur en question.

Suivant les conseils du vieillard sénile qui les avait conduits dans la grotte, Miel désirait ne pas se perdre dans la manifestation magique ; et le premier réflexe qui lui venait pour éviter un quelconque égarement, était celui de ne pas s'éloigner de ses points de repères. Voici pourquoi elle choisissait de revenir sans-cesse au même endroit, au même temps, et d'entrer dans ce régime circulaire, que j'ai précédemment décrit.

Cinq fois, après s'être retrouvée sur la chaise à l'angle du chemin, elle avait débuté un échange peu fructueux avec Fënna, puis s'en était allé quérir l'aide de Hedvin, en tentant diverses méthodes d'approches innovantes. Mais le moine se montrait totalement fermé à n'importe quelle discussion, et cela aboutissait toujours à ce que le paysan au chapeau intervienne pour annoncer le massacre, avant que Miel n'en soit à nouveau le triste témoin. Pour cette raison, la jeune femme finit, dans la suite de ses expériences, par s'entretenir essentiellement avec Fënna, qui avait un esprit bien plus ouvert. La discussion menait souvent à des idées plus concluantes, plus créatrices, mais Fënna finissait systématiquement par avoir un besoin étrange de s'écarter du domaine, avant de disparaître et que Miel ne la retrouve morte à l'intérieur de la maison, dans cette position macabre, le visage creusé à coup de pelle. Même lorsque la blonde tentait d'avertir Fënna de sa mort imminente, cette dernière advenait, pareille à ce qu'elle avait été.

Le Pêcheur et le MeunierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant