Episode 1 - Chapitre 15 : Du point de vue de Linée - Deuxième partie

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La barque s'était retournée. Sa coque de bois sombre flottait, portant la jeune femme qui enfonçait des ongles meurtris dans les planches. Le bas du corps englouti dans l'océan, Linée cherchait à grimper plus haut sur son canot de fortune.

La vague fut virulente. Elle l'avait transportée au nord-ouest, et laissée dans un courant qui, à en croire l'entendement de la vigie, l'écartait de l'île.

Derrière Linée, le son des cris et des menaces revint avec véhémence. Elle se retourna et découvrit le navire des habitants de l'île, qui filait voiles pleines en vent arrière. Il se rapprochait à grande vitesse, mené par les aboiements indistincts de Bao.

- Trouvez-la ! Tuez-la ! croyait discerner Linée dans le vacarme.

La jeune femme, bien que cachée par la nuit, n'allait pas être dissimulée longtemps à cause de la forme imposante de l'esquif sur lequel elle s'appuyait. Elle était donc en danger, puisque incapable de se défendre après que son arc ait été perdu dans le chaos des flots.

Son œil acéré observa Uky et Vaadre, qui demeuraient cois, les mains liées et la mine basse. Aucun d'eux n'avait été exécuté suite aux agissements de la vigie, ses flèches n'avaient engendré qu'une volonté farouche de vengeance dirigée exclusivement contre elle seule. Linée claqua des dents, le visage pâle.

Les torches du navire éclairèrent la jeune femme :

- Elle est là, à tribord ! indiqua une voix.

La vigie aperçut Bao se précipiter, arbalète en main, sur le côté droit de la poupe. Sans plus attendre, elle plongea sous l'eau, pour se rendre de l'autre côté de la barque, et s'en servir de protection. Le bruit grave, profond de la mer, la rendit sourde quelques instants.

Lorsqu'elle refit surface, à couvert derrière le bois épais, Bao se tenait contre le bastingage du bâtiment, et tirait sans sommation. Elle baissa la tête pour la cacher dans l'océan, et la découvrit de nouveau, indemne.

Bao vociférait, jurait, pestait, gesticulait, tout en rechargeant son arme d'un geste maladroit, le genou sur la rambarde. La houle alliée au courant, frappa contre la coque du voilier, poussant ce dernier à pivoter légèrement. Le chef moustachu fut déséquilibré par cet événement fortuit, mais cela aurait été sans plus de conséquence si la barre n'avait été tenue par un matelot inexpérimenté, flanqué là par manque de bras et parce que Bao ne désirait pas s'en occuper, qui conduisit le navire à empanner en prolongeant son mouvement. La bôme de la grand-voile balaya soudainement le pont, des voix s'élevèrent trop tard pour avertir les membres d'équipage ; Bao qui était perdu dans sa tâche prit peur en voyant la poutre fondre vers lui, si bien qu'il recula par réflexe, et tomba à l'eau.

Linée observa le chef des habitants de l'île choir dans la mer. Puis, immédiatement, l'un de ses compagnons suivit en se munissant d'un cordage du bateau. Il s'élança dans l'eau assuré par cette corde qui le liait au navire, avec l'espoir de sauver son capitaine. Cependant, il devait être seul à avoir ce désir, puisqu'à bord du voilier, un homme à la mâchoire carrée et aux cheveux gris s'empressa de couper la corde d'un grand coup de hache. Des hurlements indiscernables volaient dans tous les sens, devant ce qui ressemblait à une mutinerie. La vigie supposait que l'attitude impétueuse de Bao avait, ce soir, fini par exténuer son propre équipage. Le bateau des insulaires poursuivit son chemin sans se retourner, laissant les deux hommes dans la mer houleuse.

Un nouvel éclair fendit le ciel, et le tonnerre gronda. La pluie martelait l'eau et le bois du canot. Linée se trouvait incapable de percevoir ses deux ennemis dans l'obscurité.

A présent, alors que tout semblait rentrer dans l'ordre, une seule peur habitait la jeune femme : celle de voir Bao survivre à cet épisode. Elle voulait qu'il meure dès maintenant, au nom de ce qu'elle avait déjà vécu par le passé, et ne souhaitait plus jamais subir.

En se hissant sur la barque retournée, le visage secoué d'émotions contradictoires, Linée priait pour que l'orage ne laisse pas de répit aux deux formes qui flottaient non loin sans être vues. Elle priait pour que cette tempête se renforce encore, et ainsi avoir la certitude que ces fous demeurent noyés dans l'onde noire.

Le Pêcheur et le MeunierWhere stories live. Discover now