Episode 2 - Chapitre 17 : Miel ; Sous terre

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Du point de vue de Miel.

La voix de Paille résonnait au loin. Miel était haletante, les bras secoués d'un tremblement ininterrompu. Elle se trouvait dans un modeste souterrain aux parois d'humus et de racines, éclairé de quelques rayons lumineux provenant du plafond. Un petit tas de terre retournée se dressait à ses pieds. Les poignes fébriles, elle serrait une pelle des deux mains.

L'événement qu'elle venait de vivre avait été aussi chaotique que terrifiant ; tout s'était déroulé sans aucun contrôle, à une vitesse déroutante. Miel s'était mise à se battre, sans l'avoir voulu, avec Velorn, le propriétaire du terrain, qui l'avait subitement agressée à coup de pelle. Après qu'ils soient tombés au sol, tous les deux, l'homme avait tenté de l'étrangler à l'aide du manche de son outil. Pour s'en dégager, elle avait alors eu le réflexe de poser les paumes sur le bois de l'arme de fortune ; et, en un clignement de paupière, au moment exact où ses mains étaient entrées en contact avec le manche, la femme s'était retrouvée debout, seule, au milieu de ce souterrain.

A présent, Miel ne voulait plus lâcher l'objet ; puisqu'elle avait parfaitement compris que les interactions qu'elle pouvait avoir avec les choses inanimées de ce monde se traduisaient en une altération brutale de sa réalité. Aussi, sans détacher les doigts de la pelle, la scribe s'essuya le front et le sourcil à l'aide de son avant-bras. Puis elle écarta celui-ci de son visage, et put constater saigner encore du coup reçu à l'arcade sourcilière, un peu plus tôt. La blonde en déduisit donc que, malgré une apparence éphémère et mouvante, ce monde était palpable, et les sévices qu'il lui infligeait marquait son corps.

- Miel ! cria Paille, au loin.

L'appel provenait d'un couloir de pierre curieux, que la femme, suspicieuse, scruta du coin de l'œil. Cette gorge rocheuse prolongeait le souterrain en un passage inégal, jurant grossièrement avec le reste de l'édifice. L'endroit où Miel se tenait était fait de terre, de racines, de mousse et d'herbe sèche ; on y accédait par une échelle en bois et une trappe ouverte. Au contraire, le passage d'où venait la voix de Paille, lui, apparaissait tout en granite, semblable à celui qui composait la montagne d'où ils étaient venus. Ce détail perturbait la jeune femme, et la menait instinctivement à se méfier du couloir comme des appels de son ami, qu'elle voyait comme un piège. Elle observa le tas de terre qui gisait à ses pieds, songeuse : quelqu'un avait visiblement creusé juste ici. En inspectant l'outil qu'elle tenait dans les mains, Miel réalisa qu'il présentait des traces brunes à son embout. Paille gémit une nouvelle fois dans le passage de granite, sans que la jeune femme n'y prête d'attention. Elle réfléchissait. Un souvenir précis la perturbait, lui tournait en tête et ne la quittait pas. Le souvenir de la voix du vieil homme fou, qui, avant de descendre les escaliers menant aux écritures, leur avait affirmé :

- Nous allons passer par les cachots. Ne vous perdez pas. Il existe un moyen aisé d'en sortir, mais cela reviendrait à s'échapper sur la pointe des pieds. Comprenez-vous ? Pour sortir libre d'un cachot il n'y a qu'une seule chose à faire, il faut purger sa peine, accepter son sort et laisser le monde suivre son cours naturel, jusqu'à retrouver la liberté. Montrez-vous patients.

La mémoire de ces mots acheva de la convaincre de ne pas emprunter le passage de granite, d'où venait la voix de Paille. Hedvin lui avait conseillé d'user de sa pensée et de sa raison ; il fallait donc qu'elle comprenne plus en profondeur la situation, sans précipitation.

Après ce qu'elle venait de vivre, avec l'expérience du panier d'œufs, Miel eût envie de tirer une première conclusion. En effet, à l'instant où elle avait touché l'anse, elle avait été transportée dans le temps, à une place et un lieu où Fënna aurait dû se trouver, comme si elle avait joué le rôle de Fënna. Elle supposait donc que toute interaction physique avec un objet de ce monde la substituait immédiatement à une autre personne, à un endroit et un moment où ladite personne aurait interagit semblablement avec l'objet en question. Par exemple, en saisissant le panier de la main droite, Miel s'était vue envoyée dans le passé, pour se retrouver dans le rôle de Fënna, qui avait tenu ce même panier de la même manière lorsqu'elle marchait le long du chemin ; ce qui expliquait pourquoi la blonde avait avancé machinalement sur ce sentier, sans raison apparente. Puis, lorsque Miel avait lâché l'anse du panier, elle avait, de même, été transportée à l'instant où Fënna lâchait aussi l'anse du panier ; c'est-à-dire juste avant que Velorn ne la frappe. Enfin, en prenant la pelle des deux mains, la scribe aurait voyagé jusqu'à un endroit et un moment où quelqu'un aurait manipulé cette pelle des deux mains, et cela permettrait de donner un sens à son arrivée dans ce souterrain. La jeune femme conjectura être, à tout moment, en train de prendre le rôle d'une personne humaine qui aurait dû se trouver à sa place. En particulier, présentement, puisqu'elle avait sa pelle entre les mains, elle présuma être dans le rôle de Velorn, qui aurait dû se tenir dans ce souterrain en cet instant précis. Elle supposa qu'il venait d'y creuser pour enfouir quelque chose sous terre, et se demanda de quoi il s'agissait.

Pour répondre à cette dernière interrogation, Miel leva l'outil, et l'abattit sur le tas de terre qui lui faisait face. Au moment où l'embout allait pénétrer dans la partie meuble, celle-ci se changea en une surface dure et plate. La motte avait disparu instantanément, comme si personne n'y avait creusé. Miel s'immobilisa, prudente, et balaya des yeux alentour. Elle se situait toujours dans le souterrain. Rien ne paraissait avoir bougé, à l'exception des rayons lumineux qui entraient dans la pièce par une oblique différente, comme si l'on avait remonté le temps pour revenir un peu plus tôt dans la matinée. Le sol était intact. Pendant qu'elle inspectait ce dernier, Miel entrevit une ombre à sa droite. Une courte forme inanimée gisait. La femme y jeta brièvement un œil, puis sursauta en détournant le regard. Un haut le cœur l'anima vivement. La petite silhouette étendue à ses pieds n'était autre qu'un cadavre d'enfant.

Miel ferma les yeux, éprise d'une honte qu'elle ne pouvait réprimer. Elle détacha la main gauche de la pelle, la posa sur sa bouche pour retenir la nausée, ses genoux flanchèrent, et elle tomba sur un siège dans son dos. Lorsque la femme fut en capacité d'ouvrir à nouveau les paupières, elle était assise sur une chaise, à l'angle d'un chemin qui filait au milieu d'un champ de blé, le manche de la pelle dans la main droite. La scène était exactement identique à celle qu'elle avait vécu lors de son arrivée sur ce monde. En reprenant ses esprits, Miel fut gagnée d'une intuition soudaine. Elle tourna le buste pour observer les alentours des plus minutieusement qu'il lui fut possible. En quelques coups d'œil, elle localisa une trappe fermée qui se trouvait à une dizaine de pas dans son dos, à l'intérieur du champ. Un maigre sillon de blés couchés y menait.

Ensuite, la jeune femme évalua la position du soleil, et le jugea sensiblement à la même position que lorsque la petite motte était à ses pieds dans le souterrain. Elle en déduisit se trouver à l'instant succédant la mise en terre secrète de l'enfant, tenant la pelle qui venait de servir à creuser sa tombe.

Miel se reposa contre le dossier, les sourcils froncés. Elle se mordit l'intérieur de la joue, pensive.

Le Pêcheur et le MeunierWhere stories live. Discover now