Episode 6 - Chapitre 23 : Paille ; Impuissance

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Du point de vue de Paille.

- Ce que j'essaye de te dire, expliquait Gaën à l'ombre d'un frêne, c'est que vous ne pouvez pas vous permettre de ne pas négocier. Vous êtes trop faibles. Je ne dis pas ça pour être méchant, je dis ça pour toi. Tu me parlais de votre équipage, bon ; regarde votre situation, regarde la d'un œil neutre. Vous étiez huit, n'est-ce pas ?

Il affichait le nombre avec ses mains, en levant huit doigts.

- Votre capitaine est mort, à priori, oui ? Et Vaadre et Uky sont prisonniers de Körl sur son île.

Il baissa trois doigts.

- De ce que je comprends vous avez une amie qui a été capturée par Körl et qui est maintenant infirme, reprit-il en pliant un autre doigt.

- Linée est infirme ? s'étonna Paille.

- C'est ce que j'ai compris, bon. Quoi qu'il en soit elle n'est plus là. Et puis, vous avez votre sous-cheffe qui a tué trois hommes de Körl, à Nelenvaï, qui est actuellement emprisonnée et qui va être jugée, c'est ça ?

- Comment tu le sais ? Je ne comprends pas.

- J'ai parlé avec Grem, le second de Körl.

Paille ne réagissait que peu, car il ne savait décidément pas quelle valeur il pouvait donner aux allégations de cet homme. Depuis qu'il avait deviné ses intentions : celles de lui proposer de vendre des esclaves à Körl, il avait pris de la distance avec ses propos, et se plaçait en spectateur incrédule. Mais il ne parvenait pas, pour autant, à s'empêcher d'en ressentir une peur diffuse, notamment au sujet de Vaadre, Uky, Téa et Linée. C'est pourquoi il le laissait poursuivre son exposé. Les doigts de Gaën exhibaient à présent le chiffre trois.

- Donc l'équipage d'Aben, reprit Gaën, c'est juste trois personnes, maintenant. Dont un qui est probablement mort non ? Le grand chevelu ?

- Rodd ? Non. Non, Rodd, il était là, il y a quelques jours. Il est parti en barque, pour aller à Nelenvaï, pour assister Téa.

- Quoi ? Attends, de quoi ? En barque ?

- Oui il est parti en barque à Nelenvaï.

- Mais quoi ? s'exclama Gaën, soufflant du nez et souriant. Il est parti... en barque, pour Nelenvaï, là ? D'ici ?

- Oui, reconnut Paille.

- A la rame, comme ça ?

- Oui, à la rame.

Le petit homme chauve rit. Il s'excusa, comme s'il ne pouvait réfréner son hilarité.

- Excuse-moi, mais... Jusqu'à Nelenvaï, à la rame ! riait-il. Non mais, ça n'est pas possible ! Qu'est-ce que tu me racontes ? Je m'excuse, hein... Mais vraiment.

Gaën posa la main sur l'avant-bras de Paille. Ses esclaffements finirent par s'amenuiser. Il reprit, les yeux brillants :

- Vraiment, mes pauvres, il faut que vous reconnaissiez que... Ecoute, là tu viens de fournir un argument massue qui va dans le sens de ce que je te dis. Si... Si vous en êtes à de telles extrémités... C'est que vous n'êtes vraiment pas bien, quoi. Tu comprends ? Je suis désolé, mes pauvres... Vous auriez dû attendre un peu, on aurait pu vous y conduire, à Nelenvaï. Si j'avais su... Bon.

Gaën se reprit.

- Donc. Faisons le bilan... vous n'êtes plus que trois, parmi les gens libres, dont l'un qui est parti en barque, voilà, probablement pour rentrer les mains vides. Soit. Vous avez récupéré deux ou trois personnes supplémentaires, là, mais ce ne sont que des vieux, et une enfant. Donc bon, il faut les considérer presque comme des poids. Ce que je retiens, c'est que vous êtes une poignée en état de survie, et que Körl, lui, entre son bateau et son île, il a près de quarante hommes armés. Tu vois le rapport de force ?

- Je ne sais pas, dit Paille.

Gaën s'anima, mais voyant que Paille s'apprêtait à reprendre la parole, il le laissa faire.

- Je ne sais pas, répéta Paille, peut-être que tu as raison, mais... Rodd voulait aussi profiter de son voyage à Nelenvaï pour discuter avec Körl, justement, pour trouver un accord. Et pour essayer de rentrer avec Téa ; et peut-être Linée.

- Non mais, arrête. Arrête avec ça, Paille. Si tu crois vraiment à ce que tu dis, arrête de compter là-dessus. D'accord ? Ta sous-cheffe, Téa, là, elle s'est rendue coupable sur le sol de Nelenvaï. Elle a tué trois personnes, tu réalises ? Et c'est des hommes de Körl qu'elle a tué. Donc, elle sera soit exécutée, soit emprisonnée. Ça, c'est sûr. Et, en plus, Körl est justement resté là-bas pour défendre ses hommes au procès. Donc c'est foutu. Ton Rodd, il est parti pour rien, d'accord ? Au mieux, il rentre les mains vides, au pire... Non seulement il aura énervé Körl, mais en plus... Tu sais, il va peut-être mourir sur le trajet. Je sais que c'est frustrant parce que vous ne pouvez rien faire. Mais c'est comme ça. Ça vous met en colère ? Tout le monde s'en fiche. Ton Rodd, il va sûrement revenir les mains vides, exténué, vous n'aurez rien gagné. Sauf peut-être, que vous saurez que ta Téa s'est faite trancher la tête, ou autre chose, voilà, et que vous aurez énervé Körl, parce que vous aurez tenté une discussion sans rien avoir à lui proposer, en lui demandant quelque chose d'impossible. Est-ce que tu l'as considéré, ça ?

- Je ne sais pas...

- C'est comme ça. C'est rageant mais c'est la réalité. Vous vous débattez comme des poissons hors de l'eau. Ce qui vous anime c'est l'énergie du désespoir. C'est tout.

Le visage de Paille était devenu sombre. Gaën poursuivait :

- C'est normal, je vous comprends. C'est dur d'accepter son impuissance. Nous aussi, avec Bao, quand on a dû faire un marché avec Körl... Tu sais... Tu vois, il y avait deux filles à qui je tenais, dans le groupe, bon.

La voix de l'homme avait pris une intonation rauque.

- Mais c'est soit ça, soit vous mourrez, continuait-il. Qu'est-ce que vous allez faire lorsque Körl reviendra ici ? Tu y as pensé, à ça ? Imagine, tout son équipage débarque sur votre île, maintenant. Qu'est-ce que vous faites ? Vous essayez de vous battre, c'est ça ? Puis vous mourrez, et après... Les filles de votre groupe se font vendre quand même, c'est ça ?

Paille ne répondit pas.

- Il viendra surement, très bientôt, reprit Gaën. C'est une question de jours, là. Et vous ne pouvez pas partir. Vous avez envie de partir, je le vois bien. Mais vous n'avez pas assez de nourriture, c'est comme nous, et en plus vous n'avez pas de bateau. Il y a des marchands d'esclaves partout, dans l'archipel, et Körl n'est pas le plus méchant. Et il y a Vaadre et Uky. Tu comprends ?

Gaën regarda son interlocuteur dans les yeux.

- Alors, vous ferez quoi ? insista-t-il.

Le blond baissa la tête. Il ne dit rien. Le discours lui avait fait l'effet d'un poids dans la gorge.

- Il faut négocier, ça n'est pas une question, reprit Gaën, moi si je dis ça, c'est parce que je peux vous servir d'intermédiaire. On se rendra service, mutuellement. D'accord ? Je sais que c'est dur à avaler, je te laisse le temps, mais ça n'est pas une question. Il faut sérieusement négocier avec Körl.

Paille serrait les dents. La conversation prit fin et Gaën s'éloigna. 

Le Pêcheur et le MeunierWhere stories live. Discover now