Chapitre 3

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Ils avaient attendu la nuit pour se faufiler hors du Nelestran. Le bac qu'ils avaient affrété pour l'occasion leur avait permis de franchir sans encombre Suusa-Eck, la Rivière Cendrée, qui marquait la frontière entre les deux royaumes. Ils avaient chevauché toute la nuit et une partie de la journée suivante pour s'éloigner de la frontière et des vastes terres agricoles qui la bordaient, qui les rendaient particulièrement vulnérables.

Ils ne s'étaient arrêtés qu'au soir du deuxième jour en atteignant leur campement situé dans la forêt de Kush. La lune était déjà haute dans le ciel et faisait briller le givre qui recouvrait le sol quand ils furent signalés par les sentinelles du camp. Ils engagèrent leurs montures sur le sentier qui menait à la clairière où se dressaient les tentes, éclairée par de nombreux feux. Là, ils avaient été accueillis par Mia Sarikhan, chef des rebelles volghiens, et ses proches conseillers, Lilia et Stovy, dit « le vieux ».

Mia Sarikhan était impressionnante. D'une beauté sévère, ses quelques quarante ans n'avaient fait qu'embellir les traits, lui offrant un charisme à la hauteur de sa réputation.

Elle regarda arriver Tchaek et le détachement qu'il commandait en silence. Ce dernier arborait un air triomphant, rehaussé par ses cheveux noirs soyeux et le collier de barbe qu'il portait, à la mode de la noblesse. Quand il se présenta devant elle, les traits tirés par la fatigue mais les yeux brillants, elle se sentit transportée par une joie immense. Elle posa une main sur son épaule et la serra, sans un mot.

C'était leur combat. Leurs dix années de travail acharné dans la peur, le froid et la faim, pour réussir à rassembler tous ces gens, les unir derrière une barrière et les convaincre de se lever contre le Nelestran. Tant de sacrifices, tant des leurs qui avaient trouvé la mort, tant de plans échafaudés et aussitôt démolis devant la puissance du Nelestran. Tant de désespoir.

Mais ils n'avaient pas renoncé.

Elle n'avait pas renoncé.

Et aujourd'hui, enfin, leur long combat de l'ombre allait commencer à payer.

Elle hocha gravement la tête et Tchaek s'inclina en réponse, vibrant d'émotion, avant d'aller rejoindre ses hommes.

Mia Sarikhan le regarda s'éloigner.

De presque dix ans son cadet, toute l'ardeur de la jeunesse brûlait encore dans ses veines. L'ardeur de ceux qui croient encore à leurs rêves et qui n'ont pas connu la mort et le malheur.

Quand il avait rejoint la rébellion, il n'était qu'un jeune homme perdu, plein de colère et de feu. Elle l'avait amadoué, entraîné, façonné, et il était devenu son bras armé.

Son regard se voila.

Il était si jeune.

Elle interrompit ses pensées en le voyant revenir vers elle.

— Nous avons installé le prisonnier dans une tente, déclara-t-il, et j'ai fait monter une garde devant.

— Excellent Tchaek, merci pour tout. Tes hommes et toi avez été exceptionnels.

Sa voix était chaude et vibrante. Malgré l'obscurité qui commençait à tomber, elle le vit se gonfler de fierté.

— Voulez-vous le voir ?

— A-t-il les yeux bandés ?

— Nous y avons veillé.

— Alors allons-y.

La chef rebelle fit signe à Lilia et Stovy qui aidaient à la préparation du camp un peu plus loin. Lilia était aussi ronde et belle que Stovy était sec et décrépit. Les boucles châtain de la première encadraient des traits toujours joyeux alors que les rares cheveux restants du second ne faisaient que souligner la présence de ces sourcils broussailleux, mal dissimulés derrière ses petites lunettes rondes.

Un jeu de rois et de pions 1 - Nous qui sommes des ombresWhere stories live. Discover now