Chapitre 24

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Dès qu'elle l'eut ramené dans sa chambre, Isine s'éclipsa. Elle ressentait le besoin impérieux de s'éloigner et d'être seule, et elle ne répondit ni aux tentatives de dialogue de Dzangher ni à ses coups d'œil inquiets.

À peine avait-elle refermé la porte derrière elle, laissant pour un moment le prisonnier et ses questions sous clef, qu'elle s'adossa au mur pour s'efforcer de retrouver ses esprits.

Elle savait pertinemment ce qui lui arrivait : elle était en train de perdre de vue le but de sa mission.

Elle devait mettre un terme à cela. Si son devoir lui soufflait qu'elle devait tenir parole, une autre partie d'elle-même se révoltait contre ce qu'elle considérait maintenant comme une injustice.

Mais que faire ? À qui pouvait-elle en parler ?

La réponse explosa dans son crâne comme un coup de tonnerre : Cléa, bien sûr.

Elle s'élança vers leur chambre.

La chance était avec elle, Cléa était là quand elle poussa la porte. Allongée sur son lit, un manuel de volghien posé sur sa tête, elle somnolait. Elle se redressa en entendant la porte s'ouvrir et le livre tomba à terre.

Isine referma soigneusement derrière elle.

La pièce était étroite et spartiate. Deux lits étaient disposés contre les murs, chacun assorti d'une armoire et d'une caisse contenant leurs affaires personnelles. Le mobilier était complété en tout et pour tout par une table et deux chaises au centre de l'espace. Le seul ajout des deux jeunes femmes aux fournitures traditionnelles des dortoirs que partageaient les espions et les soldats du château étaient des tapis confortables qui recouvraient le sol.

— Salut ma belle, lui lança Cléa avec un bâillement. Qu'est-ce qui t'amène à cette heure... hm... Quelle heure est-il ?

— Il est presque midi, Cléa. Et toi, tu ne devrais pas être levée depuis longtemps ?

— Hélas, soupira la jeune femme, faisant voler ses boucles brunes, c'est mon jour de repos aujourd'hui.

Isine se laissa tomber sur son propre lit.

— Tant mieux. Je suis contente de te trouver là, j'ai quelque chose à te demander.

Cléa se redressa, intéressée, et scruta le visage de son amie.

— C'est vrai que tu n'as pas l'air très en forme. Dis-moi. Qu'est-ce qui t'arrive ?

Isine prit une grande inspiration, histoire de se donner du courage, et lui raconta tout.

Un long silence s'installa quand Isine eut terminé son récit. Comme elle l'avait deviné, Cléa avait déjà compris qui était le prisonnier, mais l'information ne lui faisait ni chaud ni froid. C'était une réaction plutôt rare, mais elle venait d'un village modeste au nord du pays qui n'avait presque pas été touché par la guerre. Et en l'occurrence, cette neutralité était une bénédiction.

Bien évidemment, Isine avait passé sous silence quelques détails secondaires, comme les blessures et les révélations qu'avait pu lui confier Dzangher et, bien entendu, les sentiments que ça lui inspirait.

En avisant le regard scrutateur que lui retourna son amie, Isine se demanda si cette dernière n'était pas capable de le deviner tout de même.

— Alors ? s'enquit-elle pour couper court à ses futures questions.

— Attends, je réfléchis. Ce n'est pas simple, ton histoire.

— Je sais, maugréa Isine en se prenant la tête entre les mains.

— Tu es sûre de ce qu'il te dit ? Je veux dire, il pourrait mentir sur son passé, ce qu'il a fait, pour t'attendrir ou te manipuler. Ce serait logique.

— J'y ai pensé, mais s'il ment, pourquoi se dire lui-même coupable ? Et puis pourquoi ne pas inventer quelque chose de plus crédible ? De plus... pathétique ?

— Certes. S'il essaye de te manipuler, il s'y prend très mal.

— Et puis... il n'a pas l'air d'être comme ça.

— Qu'est-ce que tu veux dire par « il n'a pas l'air d'être comme ça » ? releva Cléa en arquant un sourcil. Isine, est-ce que j'ai bien compris ce que j'ai compris ?

— Non. Tu n'as pas du tout compris ce que tu as compris. Je veux dire... ce n'est pas du tout ce que tu as compris.

— Coucher avec sa cible est plus ou moins la pire erreur à faire, tu le sais ?

— Coucher avec... ? Mais Cléa, non ! J'ai de la compassion pour lui, je n'ai pas envie de le mettre dans mon lit ! Ça me rend malade de lui redonner de l'espoir, tout ça pour mieux le conduire à la mort. J'ai l'impression que dans un sens, c'est plus terrible que tout ce qu'on lui a fait avant.

— Ah, au temps pour moi, fit une Cléa pas du tout convaincue, j'ai cru.

— Eh bien, arrête de croire et dis-moi plutôt quoi faire !

— Quoi faire, hein ? À partir du moment où tu commences à avoir des sentiments pour ta cible — non, Isine, s'écria Cléa en esquivant le coussin que lui lançait cette dernière, je ne parle pas de ce genre de sentiments ! — c'est un peu le... début de la fin de ta mission. Et tu le sais aussi bien que moi. La logique voudrait que tu ailles le rapporter à Jeremy, et je ne doute pas que quelqu'un d'autre puisse prendre ta place, mais ! (Elle leva un doigt impérieux pour prévenir la remarque de son amie, qui croisa les bras.) Mais si tu me poses la question, c'est que tu ne veux pas utiliser cette solution.

— C'est ça.

— Bon. (Elle bascula en arrière, les yeux fixés sur le plafond, tournant le problème dans sa tête) Si je considère que les raisons pour cela ne regardent que toi, alors il te reste deux solutions.

— Deux ? Moi qui pensais qu'il n'y en avait aucune.

— Petit un, fit Cléa en levant un doigt, tu t'enfuies avec lui et tu l'épouses.

— Cléa !

— Aïe (elle n'avait pas réussi à esquiver le second coussin). Attends, attends ! Petit deux, tu en parles à la reine.

Isine se figea, un bras levé au-dessus de sa tête, chargé d'un traversin prêt à faire feu.

— La reine ?

— Oui, la reine. Si tu lui fais part de tes doutes, elle t'écoutera. Peut-être qu'elle n'en fera rien, mais peut-être que tu pourras obtenir quelque chose. Dans tous les cas, tu n'as rien à perdre, non ?

— Tu veux dire à part mon boulot, ma maison et tous mes amis ?

— Tu oublies la faveur de la reine, fit obligeamment remarquer Cléa.

— Sa faveur ? Je n'ai jamais fait partie de ses favoris. Ce n'est arrivé qu'une fois ou deux.

— C'est déjà beaucoup comparé à mon propre score, contra Cléa. Heureusement que je peux me rabattre sur toi quand la reine m'en laisse un peu.

— Comme c'est charmant.

— Blague à part, Isine, je ne te le conseillerais pas si tu n'avais aucune chance. Fais-le. Ça peut alléger ta conscience, ou apporter une solution. Et puis si la reine te vire de chez elle, tu sais où aller, fit-elle avec un clin d'œil des plus explicites.

Un jeu de rois et de pions 1 - Nous qui sommes des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant