Chapitre 23b

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— Comment as-tu fait ?

Il leva la tête, surprit par le ton de la jeune femme.

— Fais quoi ?

Elle hésita, son souffle la trahissant soudain. Elle n'était plus sûre de vouloir poser la question.

— Survécu. À tout ça. À la prison. Comment supportes-tu les souvenirs ? La culpabilité ?

— Qui vous dit que je les supporte ?

Il avait répondu au tac-au-tac, d'une voix étrangement dénuée d'expression. Elle le dévisagea mais il refusa de croiser son regard.

— Qui vous dit que je les supporte ? Comment le pourrais-je ? C'est trop lourd à porter pour une seule âme. Bien trop lourd.

— Mais alors, quoi ?

— Ils me dévorent, avoua-t-il dans un murmure. Ils sont toujours là, en moi. Le jour où j'ai compris ce qu'Arthan avait fait, ce à quoi j'avais participé... Tout ce sang sur mes mains... (Il contemplait ses paumes comme s'il pouvait encore voir le sang incrusté dedans. Isine réalisa avec horreur que c'était peut-être le cas). Honnêtement, je ne me rappelle plus grand-chose de ces moments-là. La défaite, ma capture... Ça n'avait plus d'importance. Plus rien n'avait de sens, et plus rien n'en a depuis. (Il fit une pause.) J'étais responsable de tout ça. De ce désastre qu'avait été notre rêve. Des morts de notre peuple et du vôtre. Je ne pouvais pas réparer ce que j'avais fait. Réunir les familles. Faire revenir les morts. J'aurais tout donné pour ça, mais c'est impossible, bien sûr. Comment punir quelqu'un qui a commis un tel crime ? Votre reine a décidé pour moi : la prison, la torture... Vous me demandez comment j'ai fait ? Je l'ai accueilli comme la seule chose qui pouvait soulager mon âme : une punition. Comment j'ai survécu ? Parce que je le méritais. Je le mérite encore. Je le mériterai toujours. Je ne sais pas pour quelle raison vous m'en avez sorti, mais je me doute que ce n'est pas une fin heureuse qui m'attend (il eut un geste de la main pour couper court à ses protestations). C'est sans importance. Ma vie s'est terminée ce jour-là, de toute façon.

Un long silence suivit ses propos, seulement troublé par leurs deux respirations.

— Je... ne sais pas quoi dire, déclara finalement Isine.

— Il n'y a rien à dire, répliqua Dzangher en se relevant, je vous suis reconnaissant de me donner la chance de revoir le soleil. Chaque matin.

Il tapota l'épaule d'Isine sans remarquer son air déconcerté — c'était la première fois qu'il se permettait un geste aussi familier. Elle le regarda rejoindre le centre de la plateforme en faisant des moulinets avec son épée.

Peut-être était-elle trop faible, ou trop influençable.

Peut-être essayait-il de la manipuler.

Mais toujours était-il qu'elle n'arrivait plus à voir en lui celui qui avait causé la mort de ses parents. À la place, elle découvrait un halfelin dont le statut et le passé le mettraient à tout jamais en marge d'un monde auquel il n'appartenait plus. Un homme qui cherchait désespérément à payer une dette qu'il ne pourrait jamais rembourser. Un homme qu'elle avait réveillé et qui s'ouvrait peu à peu, qui parvenait à sourire et qui commençait même à lui rendre ses boutades.

Un sentiment étrange tordit ses entrailles. Elle était en train de le refaire vivre pour mieux le mener à l'échafaud, car elle ne se faisait aucune illusion sur qui l'attendait dans ce jeu complexe auquel se livraient les rois. Il était considéré partout comme un criminel, un homme à abattre.

Elle ne pouvait détacher ses yeux de sa silhouette qui répétait maintenant des enchaînements, tranchant l'air devant lui avec des gestes précis.

Qu'avait-elle fait ?

Un jeu de rois et de pions 1 - Nous qui sommes des ombresOn viuen les histories. Descobreix ara