Chapitre 39

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Isine s'était fondue dans la nuit. Ses pieds effleurant à peine le sol, elle jouait avec les ombres et les ondulations créées par le vent et calquait son rythme sur celui de la nature pour se rendre parfaitement invisible.

Elle ouvrit ses sens aux ténèbres et devint chasseur. Sa respiration ne produisait pas plus de bruit que ses pas.

Elle se mit à décrire des cercles autour du campement, de plus en plus larges, pour s'assurer qu'aucun ennemi ne s'était dissimulé dans l'herbe.

Tout était calme.

Ce fut lors d'une de ces rotations qu'elle découvrit Willem.

Son corps était encore sur le rocher où elle-même avait monté la garde quelques heures auparavant. Enroulé dans sa couverture, il n'avait pas eu le temps de sortir son épée et n'avait eu aucune chance de se défendre. Son regard fixé sur le ciel reflétait une expression de surprise, sa bouche tordue dans son éternel sourire. Isine sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle n'avait pas bien connu le grand vétéran, mais elle avait su apprécier sa bonne humeur permanente et sa capacité à ne jamais prendre la vie trop au sérieux. Cette capacité si rare que partageaient ceux qui avaient vécu l'enfer et qui en étaient revenus.

Elle laissa ses larmes couler sur ses joues pour cet homme qui avait traversé tant de choses et qui aurait mérité de finir sa vie dans son lit, entouré de sa famille et ses enfants. À la place, il n'avait qu'eux comme famille et un vent froid comme oraison funèbre.

Elle lui ferma délicatement les yeux avant de se détourner et de se diriger à pas lents vers le campement.

Elle trouva Dzangher assis contre un rocher, les genoux relevés contre lui, l'une de ses épées posée dessus. Il leva un visage fatigué à son arrivée.

Mais elle l'ignora et s'approcha mécaniquement des corps de Danil et Mathiele.

Ils avaient lutté ensemble pour leur vie, emportant de nombreux adversaires avant de succomber, dos à dos. Isine sentit ses jambes se mettre à trembler en réalisant qu'elle ne les verrait plus jamais bouger ni parler.

La mort avait quelque chose de tellement définitif.

Submergée par une vague plus grande qu'elle, elle s'écroula à genoux. Ses doigts s'ouvrirent et laissèrent échapper ses dagues qui teintèrent sur le sol avec un bruit clair. Elle tendit une main vers le visage de Danil et écarta la mèche qui traînait sur son front.

Elle se souvenait encore de son geste pour la rejeter en arrière quand elle lui tombait devant les yeux durant leurs entraînements, à l'époque où ils aspiraient tous les deux à entrer dans la garde. Ces mêmes yeux qui l'avaient regardée avec tant de complicité étaient désormais grands ouverts sur l'éternité, figés dans une grimace de douleur insupportable. Du bout de ses doigts tremblants, elle rabattit ses paupières.

Elle n'entendit pas Dzangher se rapprocher, mais elle sentit sa main se poser sur son épaule et la serrer doucement.

Il ne dit pas un mot. Elle baissa la tête et ils restèrent là, immobiles au milieu du carnage, dans un dernier hommage silencieux.

Puis Isine exhala un long soupir. Elle ramassa ses dagues avec des gestes las et se releva.

Son regard passa sur les formes sombres qui jonchaient le sol, et elle plissa le nez face à l'odeur métallique du sang et de la mort qui montait déjà.

— Il faut savoir qui ils sont.

Sa voix lui parut rauque et irréelle dans la nuit, comme si elle appartenait à quelqu'un d'autre.

— Ce sont des volghiens, répondit Dzangher.

Elle baissa les yeux sur lui, le dévisageant sans comprendre.

Il s'appuya sur son épée avant de poursuivre.

— Je... j'ai reconnu leurs vêtements. Leurs armes.

Le visage d'Isine se durcit.

— Alors ça n'a rien d'une coïncidence, pour qu'ils soient précisément ici, c'est que ce sont des rebelles.

Dzangher hocha la tête sans répondre tandis que la jeune femme considérait la question.

— Ils devaient avoir pour mission de surveiller tous les groupes qui passaient par ici. Ils ont compris que nous n'étions pas juste des voyageurs, et ils ont décidé de nous attaquer.

Elle se raidit alors qu'une pensée horrible traversait son esprit.

— La reine..., suffoqua-t-elle en se tournant dans la direction de la montagne.

Mais Dzangher secoua la tête.

— Ils ne s'en prendraient pas à une escorte de gardes en arme, surtout si c'est la protection d'un véhicule royal. Ils se feraient tailler en morceaux.

Une vague glacée se répandait dans les entrailles de la jeune femme.

— La reine voyage déguisée. Son groupe a dû être attaqué aussi.

Dzangher cilla.

— Je...

Il chancela sur place et Isine dut lui saisir l'épaule pour l'empêcher de tomber.

— Ça va ? Tu es blessé ?

— Ce n'est rien, fit-il avec un rictus. Une égratignure.

Il essaya de se dégager mais elle le retint fermement. Ses yeux prirent des reflets polaires.

— Montre.

Il capitula et se tourna de profil, révélant la hampe de la flèche qui avait percé son flanc juste sous le bras.

Isine devint livide.

— Mes cieux, s'étrangla-t-elle en se penchant pour observer la blessure.

Le mouvement tira une inspiration sifflante à Dzangher mais elle n'apprit rien d'utile. La flèche de bois était cassée et le manteau de cuir l'empêchait de voir la plaie. Elle se releva difficilement, essayant de rendre sa voix aussi calme que possible.

— L'artère n'a pas été touchée.

« Sinon, tu serais déjà mort ».

— Merci, j'avais compris, grinça-t-il en récupérant son bras.

— Depuis quand as-tu ça ?

Il esquiva son regard.

— Depuis le début.

Isine se rappela le sifflement qui l'avait réveillée et pâlit un peu plus en réalisant à quel point ils étaient passés près de la catastrophe. Et tout danger n'était pas encore écarté.

Elle se passa une main lasse sur la figure, tentant de rassembler ses pensées, et la ramena poisseuse de sang. Elle jura en secouant les doigts.

— Il faut qu'on parte d'ici, décida-t-elle. L'odeur va attirer des prédateurs et d'autres ennemis qui traînent peut-être dans les environs.

— Et que fait-on de...

Il désigna leurs compagnons du menton sans oser prononcer leur nom.

Le visage d'Isine se ferma.

— On n'a pas le temps de les enterrer maintenant, fit-elle d'une voix étranglée. Et si les rebelles les trouvent, ils penseront peut-être que nous sommes tous morts.

Elle se tourna vers la nuit indifférente.

— Quand tout sera fini, je reviendrai.

Ils rassemblèrent ce qui restait de leurs affaires. La plupart étaient trempées de sang et ils durent les abandonner sur place. Ils récupérèrent leurs chevaux et, les guidant par la bride pour ne pas trébucher dans l'obscurité, ils quittèrent le cercle de pierres sans un regard en arrière.

Un jeu de rois et de pions 1 - Nous qui sommes des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant