Chapitre 12

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Ce fut son amie Cléa qui la trouva un peu plus tard. Recroquevillée sur elle-même, la tête entre les genoux, Isine avait trouvé refuge sur le toit de leur chambre commune, dans le bâtiment qui servait de dortoir aux soldats. Son amie, une faerie aux longs cheveux bouclés flamboyants, s'avança à son tour sur les tuiles d'ardoise et s'assit à côté d'elle sans la toucher.

Elles s'étaient rencontrées à l'arrivée d'Isine chez les espions de Sa Majesté, quand elle était entrée pour la première fois dans sa nouvelle chambre et avait découvert sa colocataire.

L'amitié entre les deux jeunes femmes avait été immédiate et une confiance solide n'avait pas été longue à s'installer. Après quelques années passées côte à côte à partager les dangers d'une vie sur le fil et, de temps en temps, le réconfort des bras de l'autre, elles n'avaient plus besoin de se parler pour se comprendre.

C'est pourquoi ce qu'Isine ne lui avait pas confié sur sa mission actuelle, si particulière, Cléa l'avait simplement deviné.

— Alors, il a essayé de s'enfuir ou de t'attaquer ? lança-t-elle dans les airs.

— Ce n'est pas ça, répondit la voix d'Isine, étouffée par ses jambes. J'ai failli le tuer.

— Je vois.

— J'aurais pu le tuer.

— Je vois.

— Qu'est-ce que j'aurais dit à la reine ? s'écria-t-elle en relevant la tête. Qu'est-ce que je vais lui dire ? J'ai failli tuer sa monnaie d'échange pour récupérer son fils.

— Déjà tu ne vas rien lui dire du tout, répliqua son amie d'un ton égal. Il n'est pas mort et je doute qu'il aille s'en plaindre à qui que ce soit.

Isine eut un petit rire tout à fait déplacé qui fit naître un sourire fugace sur les lèvres de Cléa.

— Ensuite, tu vas y retourner. Parce que c'est ta mission, et qu'il ne doit pas rester sans surveillance. Et si tu as du mal, ne lui parle pas. Ou alors, bâillonne-le.

— Quelle bonne idée, fit Isine à mi-voix.

— Et puis ça m'étonnerait qu'il représente l'intégralité du plan de la reine. C'est probablement juste une partie.

— Un joker, hein ?

— Exactement, un joker. Alors ne le prends pas trop à cœur non plus.

Isine poussa un profond soupir et sentit une partie de la honte qui l'avait accablée quitter ses épaules.

— Comment est-ce que tu as pu déduire ça et pas moi ?

— Chacun ses secrets, Isine, répondit Cléa avec un clin d'œil.

— Que se passerait-il si le prince Loenn mourait à cause de moi ? Si je n'arrive pas à garder le prisonnier en vie ?

Son amie eut une grimace.

— Je ne suis pas sûre que Sa Majesté le prendrait très bien, effectivement. Il est possible qu'elle te tienne un peu pour responsable, et causer la mort d'un membre de la famille royale... Hum. Et tu connais Jeremy : il n'aime pas perdre ses subordonnés et il est exécrable quand ça arrive, donc je te prierai de t'abstenir.

— Tu as un don pour rassurer les gens, dit moi.

— Et j'en suis très fière. (Cléa lui fit un léger signe de tête) Ça ira ?

— Il faudra bien, soupira Isine.

Le silence, seulement trouvé par les gémissements discrets du vent, se glissa entre elles.

— Tu sais où je peux trouver un bâillon ?

Consécutivement à cette discussion, les trois jours qui suivirent furent particulièrement calmes et reposants pour la jeune gardienne, qui n'eut plus à supporter une seule question.

Puis vint le moment où son prisonnier eut retrouvé suffisamment de forces pour pouvoir se lever. A ce stade, Isine considéra la nouvelle avec soulagement car elle ne supportait plus de rester enfermée avec pour seule occupation des livres tous plus abstraits les uns que les autres.

Elle aurait donné n'importe quoi pour un peu d'air frais ou, à défaut, un peu de divertissement.

Par contre, elle secoua négativement la tête quand il lui fit comprendre qu'il aurait bien aimé se débarrasser du bâillon. Ses maigres épaules s'affaissèrent, mais il ne tenta pas de batailler comme il avait pu essayer les premiers temps, s'étant depuis résigné au caractère inflexible et buté de la jeune femme.

Celle-ci le regarda donc se lever en reposant son livre. Il fit pivoter ses jambes et s'assit au bord du lit, exercice qu'il avait accompli plusieurs fois seul ces derniers jours. Elle suivit ensuite avec attention ses efforts alors qu'il tendait un pied jusqu'à effleurer le sol, le posait lentement à terre puis avançait prudemment son second pied pour porter tout aussi précautionneusement son poids dessus.

Elle le regarda ensuite avec intérêt s'écraser le nez sur le tapis qu'elle avait disposé à cet effet.

Mais quand il se releva sur un coude, elle constata qu'il se tenait le nez, duquel s'écoulaient des flots de sang.

Elle s'extirpa de son fauteuil avec un juron et se laissa tomber près de lui. Elle lui releva la tête pour l'examiner de près, grognant en constatant que le sang était en train d'imbiber le tissu qui l'empêchait de parler. Si elle ne faisait pas quelque chose, il était bien capable de se noyer dans son propre sang.

— Je vais t'enlever le bâillon, prévint-elle en agitant un doigt sous son nez (mais pas trop près). Si tu dis un seul mot - un seul ! - je te le couds sur la figure. Est-ce que c'est clair ?

Il hocha frénétiquement la tête en se tenant toujours le nez.

Elle fit courir ses doigts sur le tissu déjà imprégné et, en tirant un peu, réussi à le libérer.

Dzangher fut aussitôt prit d'une quinte de toux et se tourna sur le côté pour cracher un filet de sang.

— Et bien, ricana-t-elle en retournant se percher sur son siège pour profiter du spectacle, tu ne t'es pas raté, on dirait. Tu as peut-être bien le nez cassé.

Toujours appuyé sur un coude, il la foudroya du regard mais ne dit pas un mot.

— Gentil garçon, ronronna-t-elle avant de croiser ses jambes par-dessus l'accoudoir, comme à l'accoutumé.

Comprenant qu'elle ne viendrait pas l'aider, Dzangher entreprit de se redresser et parvint à s'asseoir en calant son dos contre le lit. Il resta immobile un moment, la tête rejetée en arrière, attendant que le sang s'arrête de couler. Son nez, qui n'était probablement pas cassé, envoyait tout de même dans sa tête des ondes de douleur, mais ce n'était rien par rapport à ce qu'il avait connu auparavant et il les ignora.

Quand il se sentit un peu mieux, il attrapa le bord du lit et entreprit de se hisser à la force des bras. En évitant soigneusement de regarder la jeune femme qui l'étudiait comme un enfant un insecte, il se lança dans une seconde tentative pour se mettre debout. Cette fois-ci, il fut encore plus prudent pour transférer son poids sur ses pieds et s'appuya lourdement sur la table de nuit, puis sur le mur, pour se soutenir.

Il fit quelques pas en s'appuyant sur la cloison avant que l'effort ne lui vole ses dernières réserves et d'être soudainement pris de vertiges. Il se laissa glisser à terre et resta assis à même le sol, les yeux fermés pour empêcher le monde de tourner.

Isine le regardait toujours, un sourire mauvais sur les lèvres.

Dans les heures qui suivirent, il fit plusieurs autres tentatives et le soir même il parvenait à faire le tour de la chambre en s'appuyant sur les murs. Au grand dam d'Isine, il n'était plus retombé après cela.

Et le bâillon taché de sang traînait, abandonné dans un coin de la pièce.

Un jeu de rois et de pions 1 - Nous qui sommes des ombresWhere stories live. Discover now