Chapitre 35

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Le soir venu, Mathiele les guida jusqu'à un bosquet isolé de la route où ils purent enfin se dégourdir les jambes. Willem et Isine entreprirent de monter le camp tandis que l'éclaireuse partait à la recherche de bois et Danil, d'eau.

Les quatre compagnons s'agitaient avec une efficacité et une économie de gestes nées d'une longue habitude, se coordonnant sans paroles inutiles.

Au milieu de tout ça, Dzangher était descendu de cheval avec difficulté, les membres douloureux après cette première journée passée en selle. Il avait fait quelques pas et les regardait s'activer en silence, totalement exclu de cette organisation fluide qui était la leur. Puis il carra les épaules, saisit ses propres affaires et, sans un mot, se joignit à eux pour dégager l'espace et construire un cercle de pierres pour le feu.

Ses gestes étaient certes un peu moins rodés que les leurs, mais il savait ce qu'il faisait et Isine se rappela qu'avant d'être enfermé, il avait quand même vécu en campagne pendant deux ans. Elle aperçut du coin de l'œil Willem jeter un regard appréciateur à son travail et, quand Mathiele et Danil revinrent, tout était prêt.

Ils mangèrent leurs provisions assis autour d'un feu diffusant une agréable chaleur. Willem essayait tant bien que mal de faire parler Mathiele qui l'ignorait, jusqu'au moment où l'éclaireuse en eut marre et se débarrassa de son encombrant prétendant en lui vidant son thé sur la tête. L'action provoqua l'hilarité de Danil qui roula presque au sol en se tenant les côtes, les yeux pleins de larmes. Willem s'éloigna pour se sécher en grommelant quelque chose à propos des gens qui n'avaient pas d'humour. Mathiele annonça qu'elle se retirait pour la nuit — en raison de son rôle épuisant d'éclaireur, elle ne prenait pas de gardes — et Danil se porta volontaire pour le premier tour.

Durant tout ce temps, Dzangher était resté assis à l'écart, à la limite du cercle du feu, les traits figés dans un masque pâle et silencieux.

La nuit passa sans problème, la proximité de la capitale et des villes fortifiées assurant leur sécurité. Ils s'éveillèrent avant le soleil et repartirent, sans un mot.

Les heures s'écoulèrent ainsi, rythmés par le pas des chevaux. Plus ils progressaient vers l'ouest, plus les contrées devenaient sauvages. Ils laissèrent bientôt derrière eux les derniers élevages, remplacés par des prairies dénudées. Dans le même temps, les collines se faisaient de plus en plus imposantes, au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient des Montagnes Noires. Le chemin serpentait paresseusement entre ces reliefs et rythmait désormais leur course. Au cours du deuxième jour, le seul incident notable fut un lièvre qui, surgissant sous les sabots du cheval de Danil, le fit détaler au grand galop, emportant son cavalier vociférant. Ses compagnons l'observèrent avec intérêt batailler pour calmer sa monture et quand il revint finalement vers eux, le visage rouge de colère, Willem l'accueillit avec un sourire si extatique qu'il lui balança ses fontes à la tête.

Un peu plus tard, ce même Danil leur fit une démonstration de ses talents d'archer en abattant un gros oiseau en plein vol. Il eut le droit à un sifflement admiratif de la part de Willem et un regard approbateur d'Isine et de Mathiele, ce qui le fit se rengorger comme un paon. À compter de ce moment-là, on n'entendit plus parler de lapin.

Dans l'après-midi, Isine resserra leur dispositif. Les collines leur bouchant désormais la vue, elle demanda à Mathiele de réduire son champ d'action pour rester à portée de voix et elle chargea Danil de se placer sur le flanc de Dzangher.

Leur seconde nuit fut beaucoup moins sympathique que la première. Les arbres se faisaient rares et ils n'avaient trouvé comme refuge que la maigre protection d'un gros caillou. Ils se serrèrent tant bien que mal à son pied pour se prémunir des assauts du vent qui, ce soir-là, avait décidé d'être glacial.

Isine prit le premier tour de garde. Perchée sur ledit rocher, elle passa des heures emmitouflée dans sa cape à guetter d'un air morne des kilomètres de prairie où chaque ombre avait des allures d'ennemi rampant sur le sol.

Elle fut relevée par Willem qui lui envoya une grande tape d'encouragement sur l'épaule, ce qui eut pour effet de la faire descendre beaucoup plus rapidement que prévu du rocher. Elle grommela en fouillant dans l'obscurité pour rejoindre son matelas, se glissa dans ses couvertures entre Mathiele et Dzangher sans les réveiller.

Elle s'éveilla alors que l'aube pointait tout juste, et eut la surprise d'ouvrir les yeux face au visage encore endormi de Dzangher, à quelques centimètres à peine du sien. Il était si près qu'elle pouvait sentir son souffle chaud et régulier sur ses lèvres. Ils s'étaient peu à peu rapprochés pendant la nuit jusqu'à se blottir l'un contre l'autre, cherchant la chaleur. Elle laissa son regard errer sur les traits détendus de celui qu'elle n'arrivait plus à appeler un prisonnier. Les battements de son cœur, relayés par le lien, étaient lents et puissants, typiques du sommeil, et une partie d'elle fut émerveillée de voir à quel point son visage paraissait plus jeune une fois retirés tous les tourments qu'il portait. Puis un bruit fit papillonner ses paupières et elle se releva aussitôt, s'écartant de lui à toute vitesse.

Quand elle l'observa à la dérobée, un peu plus tard, ses traits avaient retrouvé leur gravité habituelle. Elle se sentit vaguement triste. 

Un jeu de rois et de pions 1 - Nous qui sommes des ombresWhere stories live. Discover now